The Conversation : "Formation ou expérience : de quoi nos compétences dépendent-elles vraiment ?"

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le  25 janvier 2024
L'expérience crée une familiarité avec les problèmes qui facilite l’entrée en jeu des compétences. Shutterstock
L'expérience crée une familiarité avec les problèmes qui facilite l’entrée en jeu des compétences. Shutterstock
Existe-t-il des tâches, ou des fonctions, pour lesquelles on est trop jeune… ou trop vieux ? Retour sur ce que les sciences de l’éducation nous disent du rapport entre expérience et compétences.
L’âge de Gabriel Attal, né en 1989 et nommé premier ministre le 9 janvier dernier, a fait couler beaucoup d’encre, en France et à l’étranger. Trente-quatre ans, n’est-ce pas un peu jeune pour diriger un gouvernement ? On pourrait rétorquer d’emblée, avec Corneille, que l’âge ne fait rien à l’affaire. Car, « aux âmes bien nées, la valeur n’attend point le nombre des années », disait la célèbre tragi-comédie du XVIIe siècle Le Cid dans une réplique qu’ont apprises des générations de collégiens.

Encore faudrait-il dire ce qu’est une âme bien née, ce qui soulève le problème des dons ; et préciser de quelle « affaire » il s’agit. Existe-t-il des tâches, ou des fonctions, pour lesquelles on est trop jeune… ou trop vieux ? Et cela ne dépend-il pas essentiellement de capacités propres aux individus ?

C’est toute la question du rapport entre les compétences, et l’expérience, qui se trouve posée. Examiner cette question nous permettra de mieux comprendre la dynamique du processus éducatif. Car c’est elle qui, pour l’essentiel, et en jeu dans cette « affaire ». Qu’en disent les sciences de l’éducation ?

Savoirs, compétences, expérience : des réalités distinctes ?

À première vue, les compétences et l’expérience sont deux réalités bien distinctes. Dans le sens du mouvement créé par le développement, tant dans le domaine de la formation, que dans celui de l’éducation, de pratiques d’évaluation centrées sur les compétences, celles-ci ont fait l’objet de nombreux travaux.

Le Gouvernement du Québec définit la compétence comme « un savoir agir fondé sur la mobilisation et l’utilisation efficaces d’un ensemble de ressources ». Ce qui distingue la compétence d’un simple savoir, lequel n’est pas directement opératoire. La compétence implique :

  • la possession de ressources (en termes de savoirs et de savoir-faire) ;

  • la capacité de mobiliser de façon adéquate ces ressources, pour faire face à des familles de tâches (ex. : conduire une voiture ; installer un chauffe-eau) ;

  • et donc l’existence de familles de tâches identifiables dans l’univers des tâches possibles (ex. : les problèmes de soustraction ; la conduite d’un ministère).

Mais la compétence n’est pas une donnée immédiate. Fait capital, elle se construit, grâce à un apprentissage. Certes, cette construction repose sur un socle de capacités que l’on peut considérer comme innées. Puis, une fois construite, la compétence se situe du côté des ressources internes des individus ; et, à ce titre, du côté du donné – mais d’un donné construit. Alors que l’expérience, forgée au fil du temps, est sans conteste et totalement du côté de l’acquis.

De plus en plus, dans le champ du recrutement, on parle en termes de « compétences ». (France Travail, 2019).

L’expérience peut s’entendre de deux façons. Elle est de l’ordre du fait brut : avoir de l’âge ; avoir vécu ; avoir rencontré et résolu des problèmes. Et de l’ordre de la maturité, consécutive à ce vécu : celui-ci a laissé des traces sous la forme d’une familiarité avec les problèmes, ou d’une véritable sagesse, qui rendent plus facile, et plus efficace, l’entrée en jeu de ses compétences.

Il y a bien alors un acquis important, qui s’intègre au « bagage » des ressources personnelles. On apprend de ses expériences, et l’ensemble de ces apprentissages constitue ce que l’on appelle l’expérience.

Éduquer : ouvrir un champ pour la réalisation de soi

Finalement, le donné et l’acquis sont en interconnexion. Compétence et expérience sont à la fois l’objet, et le fruit, d’un apprentissage. Quand le développement de l’individu est positif, compétences et expérience agissent de concert et travaillent dans le même sens. On pourrait définir à cet égard quatre grands cas de figure :

  • l’individu compétent, mais sans expérience (le novice).

  • expérimenté mais avec un bagage très restreint de compétences (le professionnel limité, au champ d’exercice étroit).

  • sans compétence ni expérience.

  • et à la fois expérimenté, et très compétent (l’expert ouvert à toutes sortes de situations, et qui échappe à l’enfermement technocratique).

L’éducation et la formation ont pour mission de faire progresser vers ce dernier idéal. Car le développement de la personne ne peut se faire en dehors d’un milieu humain, qui offre un environnement déterminé (historique, économique, social, politique, familial). Cet environnement propose, ou non, un accompagnement adéquat pour faire fructifier le socle de potentialités, désirs, capacités, propres à chacun.

C’est pourquoi le prix Nobel d’économie Amartya Sen propose de parler de « capabilités » plutôt que de capacités. Chaque capabilité ouvre sur un champ de réalisation de soi (ex. : se nourrir ; participer à la vie politique) où l’on pourra construire des compétences, et acquérir une expérience… si le milieu a une valeur éducative, et formatrice. C’est-à-dire s’il s’organise en milieu susceptible de favoriser les apprentissages.

Qu’est-ce que les capabilités ? (FNEGE Médias, 2021)

À tout moment, chacun est (entre autres, car aucune personne humaine ne se réduit à cela) la somme de ses compétences, et le résultat de son expérience. Les compétences se construisent et évoluent. Leur état conditionne l’expérience, elle-même en élaboration progressive.

Chacun est engagé dans une spirale dont la positivité n’est jamais assurée, et qui peut se révéler tout autant destructrice, que majorante (au sens où Jean Piaget parlait d’une « équilibration majorante », qui permet de grandir et d’accroître son pouvoir d’agir). Tout dépend de la qualité de la construction de soi en termes de compétences et d’expérience, et de la qualité de l’offre d’éducation et de formation que propose le milieu dans lequel on a la chance, ou la malchance, de se trouver.

L’être humain, un être à jamais inachevé

Il faut être attentif, enfin, à une dernière caractéristique du développement de l’être humain : c’est un processus doublement marqué par un inachèvement constitutif. Dans son ouvrage L’entrée dans la vie. Essai sur l’inachèvement de l’homme, Georges Lapassade a remarquablement décrit l’homme comme un être à la fois prématuré et « immaturé », « à jamais marqué par un inachèvement originel ».

Plasticité et fragilité sont deux caractéristiques humaines fondamentales. Si bien que la capacité de perfectionnement de soi (pour qui bénéficie d’une spirale majorante…) n’est que l’autre face de « l’inachèvement permanent de l’individu… à l’image de l’inachèvement permanent de l’espèce ». Double inachèvement qu’exprime l’idée de « néoténie »), capacité de progresser par l’épanouissement de formes juvéniles, sans espoir d’achèvement complet et définitif.

En termes simples, cela signifie que l’éducation ne peut être que permanente. Et que chacun est sommé de se donner les moyens de progresser toujours, vers l’idéal de l’individu ayant développé pleinement ses capabilités, dans le cadre d’un « trajet de formation émancipateur ».

Dans le meilleur des cas, les compétences et l’expérience s’enrichissent mutuellement au cours d’un développement que l’éducation a pour mission principale d’orchestrer, avant que chacun ne prenne le relais pour devenir l’autorégulateur de sa propre vie.

Mais ce processus d’éducation, puis d’autoéducation, est sans fin. Personne ne peut se prévaloir d’avoir atteint la maturité, et d’être devenu adulte. D’où la pertinence du concept d’« anthropolescence » (sur le modèle du terme « adolescence ») que Guy Avanzini a proposé pour désigner « cet être humain qui ne cesse de se renouveler et, né plusieurs, ne cesse de manifester, et de se manifester, sa pluralité, à travers un renouvellement de lui-même ».

C’est pourquoi, enfin, n’en déplaise à Corneille, ce n’est qu’à la fin d’une vie que l’on peut savoir si l’âme qui s’en va était « bien née ». Car, paradoxalement, c’est à l’aune du développement que l’on peut apprécier la qualité d’un donné initial. Ce n’est qu’à la fin de l’histoire que la vérité (toujours relative) se révèle.The Conversation

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Publié le  25 janvier 2024
Mis à jour le  25 janvier 2024