The Conversation : "Manifestations, grèves : vers un troisième tour social ?"

Société
le  30 juin 2022
Shutterstock
Shutterstock
Les thèmes sociaux polarisent le débat : les syndicats sauront-ils s’en saisir dans les semaines et mois à venir ?
Déjà les thèmes sociaux mobilisent les organisations syndicales inquiètes de la possible paralysie de la vie politique. De nombreux appels à la grève dans certains secteurs, comme les transports ou la radio-télévision publique viennent alimenter l’effervescence actuelle. Un troisième « tour » social s’annonce-t-il ?


Les traditionnelles manifestations du 1er mai auraient dû s’en faire l’écho. Cependant, au lendemain de la ré-élection d’Emmanuel Macron, cette journée symbolique de revendications n’a pas mobilisé beaucoup plus qu’en 2021 (respectivement 117 000 manifestants contre 105 000) et même moins qu’en 2019 (166 000 manifestants selon le comptage du ministère de l’Intérieur) dans un pays qui compte pourtant 25,9 millions de salariés.

La période 2020-2022 a certes vu les syndicats afficher leur opposition à toute nouvelle réforme des retraites, malgré de profonds désaccords entre eux sur le sujet. Les congrès récents de syndicats comme Force ouvrière et la CFDT ont d’ailleurs illustré les difficultés de parvenir à une vision et action communes.

Pour la première, la réforme des retraites est bien « la mère des batailles » à venir. A la CFDT, les congressistes ont même verrouillé strictement les possibilités de négocier sur le sujet (débat 9).

Faut-il en conclure qu’il y aura un automne chaud ? Certes l’impasse politique actuelle – du fait de l’absence de majorité parlementaire – hypothèque cette réforme. Mais bien d’autres questions – la hausse des prix, les salaires, le pouvoir d’achat, une relation au travail transformée par l’épidémie de covid… – pourraient conduire à ce « tour social »… et la rue tenter à sa manière de débloquer la crise politique.

Une revue des forces syndicales

En fait, envisager une telle séquence implique de s’interroger sur l’état des forces syndicales. Les nombreux changements intervenus depuis la crise du Covid-19 ont-ils relancé la syndicalisation des salariés après 40 ans de déclin ?. La crise – les crises car il y a eu aussi celle des « gilets jaunes » – a-t-elle permis aux organisations syndicales de renouer avec les salariés ?

Les données officielles (2019) montrent que seuls 10,1 % des salariés (en métropole) adhèrent à un syndicat. Soit, officiellement, un recul d’un point depuis 2013. Mais nous avons montré que ces taux étaient surestimés, la réalité de la syndicalisation étant proche de 7 %, soit l’une des plus faible des pays de l’OCDE. Faute d’une mesure sincère et transparente des effectifs syndiqués, nous avons recueilli quelques témoignages qui évoquent la poursuite, voire une nouvelle accentuation, du recul des effectifs syndiqués.

Des équipes de FO parlent d’une perte de 15 % de leurs effectifs, conséquence du télétravail qui a accusé la distance entre salariés et représentants syndicaux. Les récents congrès confédéraux – de FO et de la CFDT – confirment une telle évolution.

Yves Veyrier, secrétaire général sortant de FO, évoquait en mai dernier 400 000 adhérents pour son organisation (ses prédécesseurs en déclaraient 100 000 de plus). Du rapport d’activité de la CFDT publié pour son congrès de juin 2022, on déduit que la confédération a perdu 3 % de ses cotisations lors des cinq dernières années.

Nous indiquons aussi, dans Anatomie du syndicalisme que ces chiffres ne correspondent pas toujours à des adhérents en chair et en os mais à des adhérents comptables dépendant de mécanismes complexes de répartition des ressources en interne. Cela conduit à une surestimation des effectifs réels par les organisations respectives. La réalité humaine de la syndicalisation continue donc à se réduire.

Déserts syndicaux

On observe de véritables déserts syndicaux dans la plupart des secteurs économiques – l’essentiel du secteur privé est désormais concerné hors les plus grandes entreprises – et a pour conséquence logique un déclin de la participation aux élections professionnelles

Certes, celle-ci peut résister dans certaines entreprises ou administrations mais la tendance générale est à la progression de l’abstention. Cela est d’autant plus grave que la représentativité syndicale a été reconstruite – depuis la loi de 2008 « portant rénovation de la démocratie sociale » – sur les résultats des élections professionnelles.

Mais que vaut cette représentation lorsque moins d’un salarié sur deux s’exprime, comme c’est le cas dans la fonction publique, voire un salarié sur vingt comme lors des élections concernant les très petites entreprises ?

En mai 2022, les élections qui intéressaient les employés des plates-formes, soit quelque 123 000 salariés concernés, ont vu un taux de participation de 3,9 % pour le premier collège de votant, les chauffeurs et celui du second, les livreurs, à 1,8 %. Manifestement, ces chiffres montrent la difficulté de la rencontre entre la (nouvelle) économie « ubérisée » et le syndicalisme classique.

Ces résultats nationaux sont très problématiques car s’ils ont été publiés par la presse, il n’est malheureusement toujours pas possible – à l’heure où ces lignes sont écrites – d’accéder au procès-verbal complet de l’élection. Et ce, malgré toute la communication gouvernementale lors de leur lancement, sans compter les syndicats qui se félicitaient du nouveau « mécanisme de représentation et de dialogue social » qui avait mis en place.

Moins de syndiqués, moins d’électeurs augurent d’un « tour social » pour le moins difficile, sinon fictif et interrogent sur un désengagement collectif massif et qui nourrit aussi l’abstention aux élections politiques.

Déjà début 2020, après des succès importants, le mouvement social contre la réforme des retraites s’était effiloché, comme l’avait montré des manifestants moins nombreux lors des journées d’action à l’appel des syndicats. Et, finalement, celle-ci avait de fortes chances d’être adoptée par le parlement – en mars 2020 – lorsqu’un virus s’est invité dans l’histoire, suspendant la réforme…

Réinvestir les lieux de travail ?

En fait, au lieu de chercher la pierre philosophale du dialogue social ou de la représentation, de se réinventer en « corps intermédiaire » pour participer à la fabrique des politiques publiques, de promouvoir des « recompositions » qui n’aboutissent jamais, les syndicats ne devraient-ils pas réinvestir les lieux de travail – entreprises et administrations –, contribuer d’abord à la socialisation, redevenir des forces sociales capables d’entendre, d’organiser et de mobiliser les salariés ? Et agir ainsi aux antipodes de l’ingénierie sociale ou d’une communication syndicale trop générale – voire politique – qui prédomine.

L’irruption de la notion de « corps intermédiaire » dans le débat public est emblématique de cette situation et tend à souligner certaines impasses dans lequel le syndicalisme contemporain s’est enfermé.

Celui-ci semble beaucoup reprocher au pouvoir de le négliger en tant que « corps intermédiaire ». Et pour contrecarrer la critique, ce dernier a proposé récemment de créer un conseil national de refondation – encore mystérieux et au devenir incertain – qui redonnerait toute sa place à ce « corps » face aux « grands défis auxquels la [France doit] répondre » comme l’a proposé le président de la République.

Pourtant, les lieux ne manquent pas dans lesquels ce « corps » s’exprime déjà : multiples commissions départementales ou régionales, conseils économiques, sociaux et environnementaux, sans parler de rencontres institutionnalisées à tous les niveaux de la négociation collective, mais aussi chez le préfet, le ministre, jusqu’au président de la République. Ainsi, un nouveau « pouvoir syndical » est mis en scène… quand les salariés regardent ailleurs ou préfèrent parfois d’autres formes d’action collective.

Quelle place à venir ?

Selon cette logique, les « gilets jaunes » seraient la conséquence d’un « exercice du pouvoir trop vertical » qui aurait affaibli les corps intermédiaires explique la CFDT dans son rapport d’activité lors de son congrès de juin 2022. Au passage, la CFDT se reconnaît pleinement dans cette notion de « corps » et entend participer pleinement au « policy making » et, en quelque sorte trouver ou retrouver toute sa place auprès des politiques.

Cela passerait aussi par un « travail d’influence auprès des parlementaires » (selon ce même rapport), qui impliquerait notamment « la rédaction d’amendements aux projets et propositions de loi ».

Au contraire, FO rejette cette approche d’après son secrétaire général lors du congrès de son organisation le 30 mai dernier, quelques jours avant celui de la CFDT : « Nous ne sommes pas un corps intermédiaire… car nous ne sommes pas étrangers ou extérieurs à la classe ouvrière [mais une] organisation de la classe ouvrière. »

Ce discours traduit une vision plus sociologique qui n’exclut pas, en pratique, un syndicalisme de professionnels de la représentation, comparable à celui de la CFDT.

Cette opposition, qui échappe à bien des observateurs, pose les défis auxquels est confronté le syndicalisme contemporain. Soit poursuivre dans une voie technologique ou politique, affinant et normant des mécanismes de représentation ou de dialogue auxquels les salariés sont de plus en indifférents. Soit renouer, sans nostalgie, avec des modes d’expression innervant le monde du travail et lui rendant toute sa place.

N’est-ce pas ce que préconisait une étude de la Confédération européenne des syndicats, en 2019, face aux « sombres perspectives » de la dé-syndicalisation ?

Si les syndicats doivent innover, il leur faut aussi redécouvrir les stratégies anciennes qui ont fait leur réussite : la présence sur les lieux de travail, l’écoute des salariés, les services aux adhérents, le refus du « partenariat » avec les employeurs et l’État. La crise politique rend plus nécessaire encore ce nouvel enracinement pour refaire société.The Conversation

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Publié le  30 juin 2022
Mis à jour le  1 juillet 2022