The Conversation : "Quand Anish Kapoor ouvre une faille dans notre vision du monde"

Recherche, Culture
le  30 mai 2022
Anish Kapoor, « Descent into Limbo », 1992, exposé au Serralves museum de Porto en 2018. Capture d'écran Dailymotion
Anish Kapoor, « Descent into Limbo », 1992, exposé au Serralves museum de Porto en 2018. Capture d'écran Dailymotion
Quels enjeux se cachent derrière la quête de matériaux toujours plus noirs ? Et quel intérêt présentent-ils pour les artistes ?
En 2016, l’artiste plasticien britannique Anish Kapoor s’est emparé du Vantablack, l’une des matières réputées parmi les plus noires jamais produites par l’humanité, pour son usage artistique exclusif. Produire des matériaux noirs est l’objet de recherches scientifiques et technologiques permanentes. On peut se demander quels enjeux se cachent derrière cette quête sans fin de nouveaux matériaux toujours plus noirs, et pourquoi le plasticien britannique Anish Kapoor s’en est saisi.

Noir, lumière et infini, trois interrogations universelles

Le noir, la lumière et l’infini, pour les scientifiques, sont des questions permanentes. Si dans la station spatiale internationale, Thomas Pesquet tourne la tête à l’opposé de la Terre, il ne reste plus que l’espace, infini, noir et parcouru par des lumières dont le rayonnement fossile issu tout droit du big bang, imperceptible pour ses yeux.

On l’a vu précédemment, l’astronaute américain Story Musgrave s’est tourné de ce côté-là et a fait part de son expérience de l’espace, du noir, de ces lumières et de cet infini. Il a magnifiquement décrit comment sa perception mise à mal se trouvait transformée dans ces moments uniques.

Le corps noir, un idéal en physique

En physique, l’interaction entre la lumière et la matière est au cœur de multiples recherches fondamentales. Deux des prix Nobel français, Serge Haroche et Claude Cohen-Tannoudji, ont passé leur vie scientifique à étudier cette question. Elle est au centre de l’information quantique dont on attend des applications nouvelles étonnantes. La « théorie quantique du corps noir » due à Max Planck révolutionne au début du XXe siècle la compréhension de l’interaction entre la lumière et la matière. En physique, un corps noir désigne un objet idéal qui absorbe parfaitement toute la lumière qu’il reçoit. L’absorption de cette énergie électromagnétique conduit à son échauffement et à la réémission d’une lumière dont les longueurs d’onde sont déterminées par la seule température de ce corps noir.

Le Vantalblack, plus noir que noir. AnugrahSamMatthew/Wikimedia, CC BY

Sur Terre, la lumière reçue est essentiellement de la lumière visible. Celle réémise à la température ambiante est de la lumière infrarouge, laquelle est invisible pour nos yeux. D’un tel objet noir suivant cette définition, il ne provient alors rien de visible pour nos yeux. Si l’environnement de l’objet qui réfléchit la lumière est visible, seul le contraste permet de situer le corps noir dans l’espace. Il est une faille, une sorte de trou noir dans notre réalité. Au demeurant nos yeux sont des détecteurs avec des performances limitées, et un objet noir même sans l’être idéalement peut nous apparaître comme ce trou noir. C’est avec cette limite de notre perception que joue Anish Kapoor depuis des années et plus récemment en utilisant le Vantablack.

Des projets comme la mise au point du matériau Vantablack ont des motivations très claires dans les domaines, spatial, scientifique ou militaire. Faire des écrans pour absorber la lumière parasite en est une.

Le Vantablack rassemble des forêts de nanotubes de carbone qui piègent la lumière et joue sur tous les mécanismes d’absorption en même temps. Résultat, 99,965% de la lumière incidente est absorbée. C’est extraordinaire mais un simple petit pointeur laser rouge envoie une énorme quantité de photons par seconde. Le Vantablack en renvoie quand même beaucoup. 99,965% ce n'est pas 100%. Et cette différence, ce n’est pas rien pour certaines applications! Le MIT a annoncé 99,995% en 2019. La course continue.

Noir, lumière et infini préoccupent aussi les artistes

Le peintre qui, dans son œuvre, a peut-être le plus exploré la lumière dans l’espace est Pierre Soulages. Sa préoccupation pour le noir est connue et au centre de son œuvre, mais celle-ci n’a rien à voir avec le corps noir idéal.

Il s’intéresse au contraire à des surfaces noires bien réelles qui présentent des interactions très sophistiquées avec la lumière. Il suffit de regarder autour de soi pour le rejoindre : la plupart des surfaces noires réfléchissent la lumière rasante. Certaines réfléchissent d’ailleurs beaucoup de lumière dans ces conditions.

Pierre Soulages joue de la lumière sur le noir dans toutes ces variations. J’ai passé de nombreuses heures à tous les moments de la journée et des saisons devant le grand Outrenoir du Musée de Grenoble exceptionnellement éclairé. Pierre Soulages peint le premier Outrenoir en 1969. Il continue encore aujourd’hui sur ce chemin pour notre bonheur.

Mais il ne s’agit pas d’une recherche des effets du noir absolu en peinture. Il n’y a, je crois, aucun lien entre la démarche artistique de Anish Kapoor et celle de Pierre Soulages. Anish Kapoor se rapproche ici bien plus de l’astronaute Story Musgrave que de Pierre Soulages. Story Musgrave insiste sur l’expérience de ce noir absolu qu’il a « vu » dans l’espace par le hublot de la navette spatiale : des zones de l’espace, infinies et noires, face à lui, ne lui renvoient aucune lumière. En scientifique, il les sait vides. Mais sa perception ne le sait pas…

L’œuvre Descente dans les limbes, un trou noir pour notre perception

Le bruit médiatique autour du Vantablack pointe alors un cas fascinant. L’impression s’installe qu’une avancée scientifique et technologique a radicalement ouvert de nouvelles possibilités pour la création artistique. Peut-être fallait-il cette combinaison arts et sciences, pour regarder ainsi ces « noirs » ?

Pourtant Anish Kapoor n’a pas attendu le Vantablack pour créer et exposer des œuvres d’art fascinantes qui travaillent ces questions, et qui fonctionnent. Que voit-on quand, pour notre perception, aucune lumière n’est là ? Qu’est-ce qui existe devant nous dans ce cas ?

Anish Kapoor crée l’installation Descente dans les limbes (peut-être en référence à la peinture Mantegna) en 1992, bien avant le noir Vantablack, principe qu’il reprendra ensuite dans de nombreuses œuvres. Le dispositif de cette œuvre est très simple : un trou de 2,5 m de profondeur avec un diamètre d’environ 1,5 m. Son revêtement ne réfléchit que très peu la lumière visible, et rend ce trou irréel en égarant la perception.

Dans le recueil d’entretiens au titre ironique Je n’ai rien à dire publié en 2011, là aussi avant l’invention du Vantablack, Anish Kapoor parle d’ailleurs d’une peinture bleue très foncée et ajoute : « Il se trouve, tout simplement, que le bleu produit une obscurité beaucoup plus dense que le noir parce que nous ne voyons pas la couleur entièrement avec les yeux. Les yeux sont des instruments de l’intellect si bien que nous percevons même les couleurs avec notre esprit. »

Il se disait heureux de la colère d’un visiteur qui au lieu d’un trou finalement bleu très sombre n’avait vu qu’un tapis noir… et était tombé dedans.

Le corps noir idéal et notre humanité

Finalement, le croisement entre arts et sciences est ici remarquable. Le corps noir idéal en physique est parfait. Toute la lumière incidente est absorbée par la matière. Ce corps noir idéal des physiciens n’existe pas.

Pour nos yeux, si. Anish Kapoor crée ces situations dans lesquelles, pour l’œil, tout est absorbé et rien n’est apparemment réémis. C’est une situation idéale à l’aune de notre perception, mais évidemment pas pour la physique. Anish Kapoor en explore alors les potentialités pour nous. Toujours dans le même recueil, il déclare : « C’est une vision de l’obscurité. La peur est une obscurité dans laquelle l’œil se perd, vers laquelle la main se tend dans l’espoir d’un contact, et d’où seule l’imagination peut s’échapper. » Et Story Musgrave d’ajouter dans le film de Dana Rana, devant le noir de l’espace : « Ce serait quelque chose avec les mains, vous savez, quelque chose que vous pouvez sentir avec les mains. Quelque chose que vous pouvez sentir couler à travers vous, quelque chose qui pourrait être un peu spongieux. » Tous deux nous disent que le « noir » absolu est un choc. Extraterrestre, il nous déroute jusqu’à nous perdre.

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Publié le  30 mai 2022
Mis à jour le  30 mai 2022