Vers 1970, l’informaticien Alan Kay, lui, anticipe dans un dessin célèbre les nouvelles interactions humaines induites par le monde numérique à venir. Il sera désincarné, avec des corps devenus inutiles. Ce dessin est pratiquement une prophétie, infiniment en avance sur la réalité des ordinateurs de l’époque ! La plupart des fonctions imaginées pour ce Dynabook ont maintenant été réalisées, notamment la connectivité avec et sans fil.
Des performances visionnaires
C’est précisément dans les années 1970 que l’ère du numérique s’invente et se prépare. Le mot « ordinateur » est choisi par IBM avec l’aide du latiniste philologue et théologien français Jacques Perret. À rebours, et indépendamment, Marina Abramovic et Ulay reviennent à l’élémentaire de l’interaction physique entre deux corps en mouvement.
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Comme tout physicien, je suis spécialiste de la description des systèmes en interaction. Le problème à deux corps en interaction est le plus élémentaire : deux planètes, la Terre et la Lune, pour la mécanique classique, un proton et un électron pour faire un atome d’hydrogène en physique quantique. Dans les deux cas, ce sont deux systèmes et une interaction physique qui survient lorsqu’ils se rapprochent. Considérer les œuvres de Marina Abramovic et Ulay sur cette base peut sembler bien étrange. C’est pourtant ce que je fais ici. Et je reste très surpris par les résultats de cette comparaison !
Silence ! Performance en cours
Marina Abramovic et Ulay se voient comme deux systèmes en interaction, mais uniquement par le biais de leurs deux corps en mouvement. Ils ont délibérément supprimé une interaction essentielle entre eux : le langage. Lors de ces performances, ils ne parlent pas, ils n’écrivent pas. Ils éliminent cette interaction qui est pourtant au cœur de nos échanges dans la vie réelle et évidemment dans le monde des échanges par smartphones interposés. Ils éliminent aussi toute forme de représentation sur un support. Pas de peinture, pas de tableau et bien entendu aucun écran. Marina Abramovic cesse rapidement de peindre quand elle découvre la puissance de la performance « ici et maintenant » devant un public. À propos de la performance « Rhythm 10 » en 1973, dans laquelle elle plante frénétiquement des couteaux entre ses doigts et donc en se coupant brutalement, elle écrit dans son autobiographie Walk through the walls, en 2016 : « J’avais fait l’expérience d’une liberté absolue – j’avais senti que mon corps était sans frontières, sans limites ; que la douleur n’avait pas d’importance, que rien n’avait d’importance du tout – et cela m’a enivrée. J’étais ivre de l’énergie irrésistible que j’avais reçue. C’est à ce moment-là que j’ai su que j’avais trouvé mon médium. Aucune peinture, aucun objet que je pourrais fabriquer ne pourrait jamais me donner ce genre de sensation, et c’était une sensation que je savais devoir rechercher, encore et encore et encore. »
Interactions physiques entre deux corps
Je te regarde, tu me regardes, nous nous touchons, nous nous heurtons, nous nous frappons, nous nous lions en nous attachant, nous échangeons notre air dans un baiser jusqu’à nous évanouir, nous nous faisons de l’ombre… ou nous ne faisons rien sinon nous regarder sans bouger. Souvent la performance dure de longues heures pour aller chercher dans la douleur et la fatigue, une intensité à la limite du supportable. C’est très impressionnant !
La lecture de l’autobiographie de Marina Abramovic laisse penser à des créations pensées sans plan d’ensemble.
Et pourtant, avec cette vidéo, on pourrait croire qu’ils ont dressé la liste des interactions possibles entre deux corps, ont créé une performance pour chaque ligne, et ont pratiquement épuisé la liste. Cette idée m’était d’abord venue lors de la visite de l’exposition Marina Abramovic à la Royal Academy de Londres en 2023.
Avec cette rétrospective de douze ans de performances, toutes très physiquement engagées, on est confronté en l’espace de deux heures, et en un seul lieu, à l’intensité incroyable et renouvelée de leurs collaborations.
Le pendule de Newton
Dans cette performance, les deux artistes courent l’un vers l’autre, nus, et à chaque fois, ils rentrent en collision. Pour de vrai, et bien sûr ils se font mal. Et comme toujours avec eux, visiblement beaucoup par la volonté de Marina Abramovic. Ils répètent ces courses et ces collisions pendant une heure. Marina Abramovic a décrit la genèse de cette performance qu’ils ont produite en 1976 : le pendule de Newton a été leur inspiration.
Le pendule de Newton est une star de la physique. Deux lois de conservation essentielles en physique sont mobilisées pour décrire le mouvement des boules qui entrent en collision, celle de l’énergie et celle de la quantité de mouvement. Marina Abramovic décrit comment Ulay trouve un pendule de Newton avec lequel ils jouent, et comment cela les conduit à cette performance. Ces explorateurs des interactions physiques entre les corps enchaîneront alors les performances.
Le Macintosh et la Grande Muraille de Chine
En 1984, Apple dévoile le Macintosh. Avec son interface graphique et sa souris, il amplifie la transformation de nos interactions avec et par le numérique. Pendant ces années 80, Marina Abramovic et Ulay, eux, luttent pour convaincre les autorités chinoises de les laisser parcourir La Grande Muraille de Chine.
En 1988, ils partent chacun d’un côté, marchent environ 2 500 km et se rencontrent au milieu. Pendant les semaines que dure cette marche, aucun contact entre les deux, mais ils savent qu’ils vont se croiser. Une autre forme d’interaction est ici explorée. Sur la Grande Muraille de Chine, on est sûr de se croiser. Un seul chemin possible. Il suffit de fixer à l’avance les conditions de départ : d’où part chacun, dans quel sens et quand. Alors existe un lien étroit entre les deux, et ils marchent avec la certitude de la rencontre. Depuis longtemps déjà, les ondes électromagnétiques permettent un transfert d’information, lien instantané et permanent entre deux personnes. Marina Abramovic et Ulay se passent de ces ondes. C’est un lien entre deux humains, intemporel, universel qu’ils retrouvent dans cette marche. Délibérément sans aucune technologie. L’arrivée sera aussi la fin programmée de leur couple et de leur collaboration artistique.
« The artist is present » : deux personnes les yeux dans les yeux
En 2007 sort le premier smartphone, l’iPhone d’Apple. Il va envahir le monde et être un véhicule majeur de la transformation de l’humanité au XXIe siècle par le numérique. Le programme d’Alan Kay se réalise, et le corps disparaît. En 2010, au MoMA à New York, Marina Abramovic propose cette performance : « The artist is present ». Impossible de faire plus simple. Une table, deux chaises. Elle reste assise immobile des heures, et qui le veut s’assoit en face. Pas de geste, pas de parole, simplement les yeux dans les yeux. Tout a été photographié. Les visages parlent d’eux-mêmes : intense interaction humaine véhiculée par le regard seul, sans contact, sans aucun son, sans aucun mouvement.
Cette performance « The artist is present » fut aussi un moment touchant et troublant de retrouvailles entre Marina Abramovic et Ulay, deux décennies après leur séparation.
Avec cette exposition d’une relation à l’autre dépouillée de tout, Marina Abramovic nous remet au cœur de notre humanité. Interaction « ici et maintenant », silencieuse, patiente, entre corps immobiles… interaction physique intemporelle, universelle, d’avant les technologies qui ont construit le monde présent et transformé nos vies.