L’archéologie expérimentale pour une histoire appliquée et partagée

Recherche, Culture scientifique et technique
le  15 février 2024
Stéphane Gal, maître de conférences HDR UGA en histoire moderne
Stéphane Gal, maître de conférences HDR UGA en histoire moderne
Trois questions à Stéphane Gal, maître de conférences HDR UGA en histoire moderne, directeur délégué à Grenoble du Laboratoire de recherche historique en Rhône-Alpes* et membre du Labex Innovation et Transitions Territoriales en Montagne (ITTEM).

Vous êtes coordinateur de deux grands projets de recherche interdisciplinaires, MarchAlp et Carmo, qui reposent notamment sur l’archéologie expérimentale. De quoi s’agit-il exactement et quel intérêt pour vos recherches en histoire ?

Dans le cadre de mes travaux de recherche, je m'intéresse aux conflictualités à l'époque moderne mais aussi à des territoires et en particulier à des territoires alpins et à la manière dont les sociétés anciennes ont pu appréhender ces territoires de montagne. Je me suis par exemple intéressé à cet épisode tout à fait incroyable de l'ascension du Mont Aiguille en 1492, première véritable ascension officielle homologuée par un huissier.

J'ai longtemps travaillé de manière « classique » et grâce au Labex ITTEM j'ai ouvert mes perspectives et commencé à travailler de manière interdisciplinaire. Et puis j'ai aussi fait évoluer mes méthodes de travail en m'intéressant à la montagne comme laboratoire à ciel ouvert et au corps comme une sorte de laboratoire embarqué. Et c'est là que l'archéologie expérimentale m'a paru très utile pour venir compléter les sources avec lesquelles les historiens travaillent habituellement - des sources imprimées, manuscrites, iconographiques, ou encore orales pour les périodes plus récentes.

Quand on travaille sur le 16ᵉ ou 15e siècle, on a parfois du mal à comprendre ce que veulent dire ces sources. Les mots ne disent pas tout. Par exemple, François Iᵉʳ, qui porte son armure à 2000 mètres d'altitude en 1515 et qui dit « il me fâche fort de porter le harnois ». Qu'est-ce que cela signifie d’un point de vue performance, effort ? Qu'est-ce qu'il y a derrière les gestes, quand on marche, quand on grimpe à une échelle, quand on porte une armure, quand on glisse avec des luges comme on en utilisait à l'époque pour descendre des cols ? Tout l’enjeu est de parvenir à historiciser une action. L'archéologie expérimentale consiste à reproduire des équipements anciens pour pouvoir les remettre en action et les utiliser avec des moyens et des technologies d'aujourd'hui en informatique, biomécanique, etc. pour mesurer, comprendre, comparer, croiser les données.

Pour mes travaux sur l’ascension du Mont Aiguille, on a donc reproduit des échelles en bois comme on en utilisait à l'époque pour prendre d’assaut les fortifications. À partir d'une échelle connectée, fabriquée par les collègues du GIPSA-lab (CNRS, UGA – Grenoble INP-UGA), nous avons pu appréhender ce que c'était que de monter en armure sur une échelle. Puis nous avons fabriqué des échelles en bois renforcées de pièces métalliques aux jointures, et les avons positionnées sur le Mont Aiguille. On a fait une ascension sur une vingtaine de mètres en plaçant quatre échelles, dont deux en trois tronçons chacune, et nous avons ainsi pu constater la problématique d'une ascension par échelle en montagne : poids, équilibre, encombrement...

Puis, il y a tout un aspect informatique qui a été mis en œuvre. Pour la réalisation du documentaire de Ludovic Veltz (Cocoye creative) nous avons obtenu l'autorisation de la réserve naturelle pour utiliser un drone. Ainsi en prenant près de 28 000 clichés nous avons pu modéliser le Mont Aiguille en 3D. À partir de là, nous avons commencé à travailler avec Bernard Angelin, « M. Mont Aiguille », un passionné, professeur de sport, spécialiste de l'alpinisme et qui connaît le Mont Aiguille comme sa poche. Grâce à lui nous avons placé des échelles sur la modélisation 3D de manière informatique pour aller jusqu'au sommet. À partir de nos 20 mètres réalisés in situ, on a pu faire les 200 mètres de falaise de la voie des Tubulaires grâce à l'informatique et au potentiel de la réalité virtuelle. Avec un casque de réalité virtuelle, vous pouvez maintenant faire l'ascension du Mont Aiguille comme elle a été faite en 1492. On aimerait maintenant perfectionner cette réalisation 3D afin de la rendre encore plus immersive, notamment dans un but muséographique.

Grâce aux apports et expertises d’autres domaines, on dépasse ainsi les limites sur lesquelles on bute au sein de sa propre discipline.

Ces deux projets ont été l’occasion d’importantes campagnes de médiation scientifique. On observe des liens forts entre science et société, tant dans la démarche scientifique que dans la diffusion des résultats, notamment via la réalisation de deux documentaires. Est-ce important pour vous cette diffusion des connaissances ?

C'est un souhait effectivement que j'ai et qui participe un peu de l'esprit dans lequel je fais de la recherche. On parle d'histoire appliquée ou d'histoire publique, moi j'aime bien parler d'histoire partagée. Il y a une co-construction avec des experts locaux, comme Bernard Angelin, professeur d’escalade par exemple, mais également une sorte de restitution spontanée des découvertes qui sont faites, de ce qu'on arrive à entrevoir du passé. Bien-sûr, on publie des articles, on écrit des livres, cela fait partie du métier de scientifique. Mais on le partage aussi presque immédiatement avec les personnes qui ont été associées de près ou de loin, des associations, des élus, des artisans, des passionnés, à travers des conférences et à travers un film.

Dès MarchAlp effectivement, il y a eu un film qui s'appelle « Des chevaliers dans la montagne » et puis pour le Mont Aiguille, un film qui s'appelle « Retour au Mont Aiguille ». Ces films ont accompagné les projets dès leur origine : la caméra montre la manière dont le projet naît, se développe, et les difficultés rencontrées. Il y a beaucoup de transdisciplinarité dans ce genre de démarche où l’on travaille avec des gens qui ne sont pas du milieu universitaire. Comme des artisans, des passionnés ou les militaires de la 27ème Brigade d’infanterie de montagne (chaire CIM). Les caméras sont là pour montrer notamment les étapes d'apprivoisement des uns avec les autres.

Les documentaires permettent aussi une restitution au grand public, c'est à dire à des personnes qui n'étaient pas associées au projet, pour faire comprendre toute la démarche scientifique et comprendre une histoire qui peut-être ne les aurait pas intéressés sans le support visuel, sans ce médium de l'image. Ces films permettent aussi de montrer que la montagne est un patrimoine naturel, mais aussi culturel.

Vous êtes maître de conférences à l’UGA, avez-vous impliqué vos étudiants et étudiantes dans votre démarche de recherche partagée ?

Oui directement ou indirectement. Pour MarchAlp, des étudiants, la plupart doctorants, nous ont accompagnés, et ont été associés à la marche. C’étaient des doctorants qui travaillent ou qui travaillaient sur des problématiques de montagne, notamment de déplacement. Il était intéressant pour eux de voir personnellement ce que cela implique de marcher avec une tenue d'époque.

Pour le Mont Aiguille, on a aussi associé des masters, notamment dans une phase de post projet pour qu'ils puissent interroger les personnes sur place qui avaient participé au projet. Éric Vallier, le maire de Chichilianne, Yann Souriau, ancien maire de la commune, Bernard Angelin, le spécialiste du Mont Aiguille, ou encore Frédéric Dumolard, responsable du musée du Trièves à Mens, autant d’acteurs de ce territoire qui ont pu ainsi témoigner de leur implication. Par des enquêtes orales sur place, les étudiants ont également pu comprendre comment les locaux avaient vécu ce projet.

Avec un groupe d'étudiants volontaires de M1 et M2, du master d’histoire appliquée, nous avons réalisé un jeu de plateau sur l'ascension du Mont Aiguille. Pour imaginer ce jeu, nous avons contacté des spécialistes de jeux qui nous ont donné des conseils. Puis nous avons fait un plateau avec des cases et des pions à déplacer avec des dés pour qu'il y ait de l'incertitude dans l'ascension. Le but du jeu, c'est de partir avec une petite cagnotte et d'arriver à faire mieux qu'Antoine Deville en 1492. En dépensant moins ou autant, l’objectif est d'arriver au sommet du Mont Aiguille, de construire la petite cabane qu'il a construite, de planter trois croix comme ça a été fait en 1492. Bien sûr dans cette quête nous avons ajouté des incertitudes, un peu de fantaisie. Par exemple une fée Mélusine qui joue des tours à l'équipe qui monte. Nous avons imprimé les cartes, et édité les règles, on y joue de temps en temps.

Et la suite…

Le film a été primé aux Rencontres Montagne & Sciences 2023, comme le précédent en 2019. On est très heureux de ce succès des sciences humaines dans un festival qui est souvent occupé par des films traitant plutôt de sciences « dures ». Les films suivent leur vie avec les festivals. Ludovic Veltz, le réalisateur du film « Retour au Mont Aiguille », espère pouvoir décrocher des contrats avec des chaînes de télé pour qu'il puisse être diffusé, ce qui n'est pas facile.

Pendant les Nocturnes de l'histoire qui vont avoir lieu aux archives départementales, le 27 mars, il y aura la projection du film, et aussi une petite exposition avec les documents qui sont conservés aux Archives départementales de l'Isère - la lettre écrite par Antoine de Ville depuis le sommet du Mont Aiguille - et grâce à des casques de réalité virtuelle, le public pourra s’essayer à cette ascension avec des échelles.

Pour le reste, il y a un livre qui devrait paraître en 2024, qui s'intitulera « Escalade 1492 », qui devrait être publié aux éditions Arkhê. Par ailleurs un festival d’histoire de la montagne se met en place avec le Musée dauphinois. Il devrait voir le jour fin septembre 2024.

Maintenant, après avoir expérimenté la traversée et l'ascension, j'aimerais bien travailler sur la problématique de la glisse, de ce qu'était de descendre en glissant, une action un peu exotique dans ces siècles passés, alors que pour nous, ça paraît presque banal. Dans les écrits de l’époque, on ne trouve pas souvent le mot « glisser », ils parlent de rouler plutôt. Toute la problématique autour de la neige à l'époque et de la manière dont on en use pour se déplacer m’intéresse beaucoup, il y aurait des choses à faire, à explorer mais c’est à l’état de genèse pour le moment. Il va d’abord falloir trouver les sources, ce socle indispensable à l'historien.
* LARHRA - CNRS, ENS Lyon, UGA, Univ. Lyon 2, Univ. Lyon 3
Publié le  15 février 2024
Mis à jour le  27 février 2024