The Conversation : "Les plus grands télescopes du monde menacés par un projet industriel"
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le 24 janvier 2025
La Voie lactée depuis l’observatoire de Paranal, où se trouve le Very Large Telescope (VLT). La lueur rouge à droite est due au halo de la ville d’Antofagasta, bien visible malgré sa distance 100 kilomètres plus au nord. Bruno Gilli/ESO, CC BY
Il y a un mois, l’annonce a fait l’effet d’un éclair dans le ciel le plus obscur de la planète, car elle menace les observations des astronomes dans le désert d’Atacama (Chili).
Dans le désert d’Atacama, au nord du Chili, un projet industriel de production d’hydrogène à partir d’énergies renouvelables menace de compromettre la qualité du ciel pour les observatoires astronomiques les plus grands du monde, le Very Large Telescope (VLT) et l’Extremely Large Telescope (ELT, en construction).
Il met en tension la communauté scientifique, souvent en première ligne pour demander la décarbonation de notre société, notamment en astronomie. La question se pose d’arbitrer entre le développement des énergies renouvelables et la préservation du patrimoine culturel que constitue le ciel étoilé.
Carte du Chili et de la pollution lumineuse en 2023, d’après les données satellite VIIRS.Satellite VIIRS, 2023
Plantons le décor. Nous sommes sur le mont Paranal, à 2 600 mètres d’altitude, dans le désert chaud le plus sec du monde. L’océan Pacifique est à une dizaine de kilomètres à l’ouest, et la première grande ville, Antofagasta, à 120 kilomètres vers le nord. En tant qu’astronomes professionnels, nous avons eu la chance d’arpenter ce site lors de nuits d’observation, voire d’y travailler plusieurs années. En absence de Lune et après quelques minutes d’adaptation à l’obscurité, la Voie lactée, le centre galactique et des milliers d’étoiles deviennent visibles au-dessus de nos têtes, alors que le paysage nocturne du désert d’Atacama semble éclairé par la seule voûte étoilée.
Cet émerveillement que ressent tout visiteur au VLT se traduit par une qualité de mesures inégalée au monde. Le site a été choisi dans les années 1980 par les astronomes de l’Observatoire européen austral (European Southern Observatory, ou ESO) après une longue campagne de tests. Le mont Paranal et son voisin le mont Armazones, où l’on construit actuellement l’ELT, combinent plusieurs atouts inégalés, les deux premiers étant la faible turbulence de l’atmosphère, qui améliore la résolution angulaire (la capacité à distinguer deux points très proches dans le ciel) ; et la faible hygrométrie, propice aux observations dans l’infrarouge.
En effet à une certaine altitude (9-15 kilomètres), le déplacement d’air correspond au système de circulation atmosphérique engendré par la rotation terrestre qui va d’ouest en est. À cause de cette rotation, l’air qui arrive sur les façades occidentales a été très peu perturbé par la convection sur des terres chauffées par le Soleil, et donc l’écoulement est laminaire c’est-à-dire avec moins de turbulence.
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De plus, les observatoires situés à plus de 2 000 mètres d’altitude, comme c’est le cas au Chili, se trouvent au-dessus de la couche d’« inversion thermique », qui bloque les nuages à plus basse altitude. Grâce à leur position haut perchée, ils bénéficient d’un nombre inégalé de nuits claires et peu turbulentes.
Dans le cas de l’Atacama, cette situation exceptionnelle est encore renforcée par la cordillère des Andes, à l’est, un rempart de plus de 6 000 mètres qui bloque les perturbations susceptibles d’entrer par l’est (Argentine) ou par le nord-est (Bolivie), d’où l’aridité de la région.
Des règles strictes limitent les activités humaines autour de l’observatoire
Mais ces atouts seraient réduits à néant sans l’obscurité du ciel, due à l’absence d’installations humaines dans un rayon de plusieurs dizaines de kilomètres.
La localisation des télescopes (Very Large Telescope et Cherenkov Telescope Array à Paranal ; Extremely Large Telescope à Armazones) et les sources de pollution lumineuse actuelles, imagées par le satellite VIIRS en 2023.Fabien Malbet, avec les données VIIRS, CC BY
L’observatoire impose des règles strictes sur les émissions lumineuses aux alentours du site : les quelques véhicules se déplaçant la nuit n’ont le droit d’utiliser que leurs feux de position ou de détresse, et les rideaux doivent être tirés dans les chambres de la résidence et les dortoirs avant d’allumer les lumières.
Brillance du ciel au zénith, au-dessus des observatoires astronomiques de plus de 3 m, liée à la présence de sources de lumières artificielles. La ligne horizontale noire indique un ciel 1 % plus lumineux que la brillance naturelle du ciel.Julien Milli, avec les données de Falchi et coll., 2023, Fourni par l'auteur
Et pourtant, même dans ce paysage préservé, nous astronomes voyons à l’horizon la signature lumineuse de la ville d’Antofagasta, et même celle de la mine de cuivre à ciel ouvert la plus grande au monde, La Escondida, à une centaine de kilomètres au nord-est. Bien que les télescopes ne pointent généralement pas en dessous de 30º de hauteur en raison d’une absorption atmosphérique élevée et d’une turbulence plus importante, certains phénomènes comme la lumière zodiacale, qui est une faible lueur au-dessus de l’horizon dans le plan de l’écliptique, sont donc déjà impactés par ce halo, limitant les recherches possibles.
L’impact prévu d’un tel projet industriel sur la pollution lumineuse
Zoom sur les zones accueillant les télescopes, avec la localisation des infrastructures du projet industriel, dont un port. Les couleurs de rouge à jaune autour des sites indiquent la zone affectée par une augmentation de pollution lumineuse selon l’industriel AES Andes, avec une augmentation de 10% délimitée par les pointillés jaunes. Ces 10% sont gigantesques dans ce cadre, puisqu'actuellement, la brillance du ciel au zénith au dessus du mont Paranal est 0,2% supérieure à la brillance naturelle du ciel.ESO, Fourni par l'auteur
Un nouveau site industriel, certes moins étalé que la ville d’Antofagasta ou que la mine La Escondida, mais dix fois plus proche, aurait nécessairement un impact majeur sur la qualité du ciel au niveau du VLT et de l’ELT. Sur Terre, la contribution majoritaire à la pollution lumineuse est bien souvent due au secteur privé (principalement les entreprises mais parfois les particuliers), l’éclairage public ne représentant qu’une fraction minoritaire, même dans les villes. Une étude menée dans la ville de Tucson, en Arizona, a montré par exemple que l’éclairage public représente moins d’un cinquième de la brillance du ciel — les projecteurs installés dans les sites industriels, les commerces et les jardins des particuliers causant le reste.
Des conséquences désastreuses pour l’astronomie au sol
Avec une augmentation de la pollution lumineuse de deux à trois fois la valeur actuelle, non seulement les observatoires de Paranal et Armazones perdraient leur statut de ciel le plus pur du monde, mais certains objets du ciel nocturne ne seraient tout simplement plus assez visibles depuis la surface terrestre pour pouvoir les étudier, comme des galaxies très éloignées, qui sont seulement visibles actuellement en combinant une centaine d’heures d’observation.
Les poussières et aérosols libérés dans l’atmosphère par l’activité industrielle (pendant la phase de construction, ou sous l’action de brassage des éoliennes) auraient un effet amplificateur de la pollution lumineuse, car ces particules diffusent les lumières artificielles émises depuis le sol.
Mais cela menace aussi le futur réseau de télescopes Cherenkov (CTA) qui a choisi la vallée entre les monts Paranal et Armazones pour détecter les rayons gamma issus des phénomènes astrophysiques les plus énergétiques (explosion de supernovae, trous noirs…). Ce type de télescopes optiques utilise l’atmosphère terrestre comme détecteur, la présence d’aérosols ou toute source de pollution lumineuse sont donc particulièrement préjudiciables pour ces observations.
Peut-on empêcher le développement économique d’une région au nom de la recherche scientifique ?
La question est légitime, mais il n’est pas certain qu’elle soit pertinente ici. L’entreprise AES Andes met en avant que la phase de construction emploiera environ 5000 personnes, mais ce ne seront plus qu’entre 500 et 600 ouvriers qui devraient travailler sur le site dans le fonctionnement normal. Elle annonce souhaiter employer au moins 20 % de travailleuses et travailleurs « locaux » issus des petites villes de Paposo et Taltal, et de la grande ville d’Antofagasta.
Surtout, on peut se demander si le vaste désert d’Atacama n’offrirait pas d’autres sites que celui-ci, littéralement collé aux observatoires astronomiques. Qu’une industrie qui se prétend « verte » commence en manifestant son indifférence à la dégradation d’une ressource environnementale précieuse — l’obscurité du ciel nocturne — pose question.
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