Quelles sont les conséquences de la théorie de l’évolution de Darwin sur la croyance en la situation exceptionnelle de l’humain ? Cette question est au cœur de la réflexion du philosophe américain James Rachels, spécialiste d’éthique, dans Animaux humains. Les implications morales du darwinisme (Éliott éditions, 2025). Une réponse possible aux thèses créationnistes qui ont le vent en poupe, notamment aux États-Unis.
Dans un passage célèbre des conférences rassemblées sous le titre Introduction à la psychanalyse, Freud affirme que l’amour-propre naïf de l’humanité a dû endurer deux cinglants démentis infligés par la science et doit se préparer à en affronter un troisième.
Le premier, associé au nom de Copernic, ce fut lorsqu’elle a montré que la Terre, n’est pas le centre de l’Univers mais ne constitue qu’une portion minuscule du système d’un monde dont on peut à peine se représenter l’immensité.
Le second, associé au nom de Darwin, date de l’époque où la recherche biologique a réduit à rien le prétendu privilège humain au sein de la Création en établissant sa descendance du règne animal et en affirmant le caractère irréductible de sa nature animale.
Le troisième, associé au nom de Freud lui-même, résultera du fait que la recherche psychologique est en train d’établir que le moi n’est pas le maître en sa propre demeure et qu’il ne peut atteindre, en se fondant sur ce dont il est conscient, que de maigres informations relatives à ce qui se joue dans la vie psychique.
Le parcours original du naturaliste Darwin
On devine qu’en procédant ainsi, Freud présente à son auditoire un Darwin passablement simplifié et enrôlé dans un propos qu’il n’aurait peut-être pas cautionné. Premièrement, il est discutable de présenter Darwin comme un biologiste, le cursus des études au XIXe siècle étant très différent de ce qu’il est de nos jours.
Son statut dans l’institution scientifique est d’ailleurs un peu particulier : à une époque où la science se professionnalise dans la cadre de l’Université, il représente encore par quelque côté la science d’amateurs éclairés du XVIIIᵉ siècle.
La première partie du livre du philosophe américain James Rachels qui vient d’être traduit en français sous le nom Animaux humains. Les implications morales du darwinisme tente de rendre compte objectivement de son parcours.
Darwin est un naturaliste. Il a commencé, puis abandonné des études de médecine. Il s’est tourné, sans grand enthousiasme, vers la théologie afin de devenir pasteur de l’Église anglicane. Passionné par l’observation des êtres vivants et visiblement doué, il a été remarqué par plusieurs de ses professeurs et recommandé par l’un d’eux pour être embarqué comme naturaliste à bord d’un navire de la Royal Navy, au cours d’une campagne de cartographie de la côte sud-américaine (1831-1836).
L’Origine des espèces et la sélection naturelle
Les rapports et les échantillons adressés au pays pendant cette période furent jugés si intéressants qu’à son retour, il fut élu au conseil de la Société de géographie, puis devint membre de la prestigieuse Royal Society.
Il travailla assidûment, recueillit et systématisa ses observations et publia en novembre 1859 l’Origine des espèces au moyen de la sélection naturelle, ou la lutte pour l’existence dans la nature (selon la traduction du livre en français, ndlr). Dans cet ouvrage, qui n’est pas destiné aux spécialistes, Darwin affirme qu’il développe un seul long argument ; en voici les deux conclusions principales, assez modestes en apparence :
Premièrement, dans le monde du vivant, les espèces n’ont pas été créées séparément mais descendent d’autres espèces. Deuxièmement, c’est le mécanisme de la sélection naturelle qui est le moyen de ce processus. Comme il naît bien plus d’individus de chaque espèce qu’il n’en peut survivre, tout être présentant par rapport à ses congénères une variation qui lui est favorable, si infime semble-t-elle, a une plus grande chance de survivre et d’avoir une descendance manifestant cette modification.
Darwin est assez prudent pour ne pas employer le terme « évolution » ; il est assez prudent, également, pour différer l’application à l’être humain de sa théorie.
Mais il n’est pas besoin d’être grand clerc pour s’apercevoir du caractère considérable de ses implications : le monde n’est pas resté inchangé depuis sa création ; il est d’ailleurs impropre de le concevoir comme l’effet d’un acte créateur ; on peut donc retracer son histoire sans l’intervention d’un créateur sage et bienveillant ; le statut du divers n’est pas de manifester imparfaitement des réalités invariables ; il est l’effet du mouvement par lequel la vie se propage, etc.
La fin de la croyance en la situation exceptionnelle de l’humain
La notion d’implication est précisément au cœur de l’interprétation de Darwin proposée par James Rachels : mais il s’agit d’implications morales. Pour y voir plus clair, intéressons-nous au titre original de son ouvrage : Created from Animals est une expression difficile à traduire en français. Il s’agit en fait d’une formule de Darwin lui-même, extraite de son Notebook C (page 196-197), qui s’énonce ainsi : « Dans son arrogance, l’homme se croit une grande œuvre, digne de l’intervention d’une divinité. Il est plus humble et, je crois, plus vrai de considérer qu’il a été créé à partir des animaux. »
James Rachels est connu par ses travaux en éthique appliquée, très représentatifs de ce qu’était cette discipline au tournant des années soixante et soixante-dix du siècle dernier. Il y est question, en effet, de discrimination raciale, d’avortement, de recherche médicale sur le fœtus, de la faim dans le monde, de l’euthanasie, etc.
Sur toutes ces questions, l’auteur adopte des positions qui sont maintenant devenues banales, mais qui s’inscrivaient à l’époque dans un courant de contestation de la morale traditionnelle et, plus particulièrement, du manque d’humilité dont – avec les meilleures intentions du monde – elle faisait preuve.
Dans Animaux humains, il ne va pas chercher à extraire des normes morales à partir des thèses de Darwin. Il ne soutient pas non plus la thèse ridicule selon laquelle l’être humain serait, de part en part, un animal comme les autres. Il va plutôt montrer que le propos darwinien rend difficilement tenable la croyance en la situation exceptionnelle de l’être humain au sein de l’univers qui est au fondement de cette morale traditionnelle.
L’histoire immémoriale du vivant n’est pas le développement d’un plan divin visant à placer l’homme, créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, au sommet des êtres et à part d’eux. L’être humain n’est pas non plus le seul être investi de dignité du fait de la possession d’une faculté unique : la raison.
Celle-ci, en effet, n’est pas une affaire de tout ou rien, mais de plus ou moins. Il faut plutôt voir les êtres humains et les autres animaux comme les membres d’une même famille, les premiers ayant développé des instincts – en particulier altruistes – que les autres ont parfois déjà manifestés, bien que d’une façon moins élaborée.
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L’œuvre de Darwin a toujours été l’objet d’interprétations antagonistes, et parfois même violemment antagonistes. On pense, bien sûr, à une opposition frontale comme celle que l’on trouve entre André Pichot, la Société pure : de Darwin à Hitler (Flammarion, 2000) et Patrick Tort, l’Effet Darwin. Sélection naturelle et naissance de la civilisation (Seuil, 2008).
Une chose est certaine cependant : elle est, moyennant des apports qui faisaient défaut à Darwin – on pense, évidemment, à la génétique – du côté de la science et non de l’idéologie.
Darwin contre le créationnisme
C’est ainsi que ses théories, bien qu’elles n’aient pas pour objet de constituer une réfutation en règle des thèses créationnistes fondées sur une lecture littérale de la Bible, mettent en évidence le caractère dogmatique et arbitraire de celles-ci. Il ne sera pas question ici des causes ou des raisons expliquant leur vogue, spécialement aux États-Unis, mais de leur contenu. Le livre d’Eugenie C. Scott, Evolution vs Creationism. An Introduction, (University of California Press, 2009) constitue une bonne introduction à la question.
Les thèses darwiniennes, en effet, mettent en danger leur prétention à la vérité. Les théories créationnistes affirment que l’Univers a été créé par un dieu personnel, que pour l’essentiel il n’a pas changé depuis la Création et, enfin, qu’il exprime un dessein de la Divinité.
En ce sens, la plus importante implication du darwinisme est bien de rendre possible une perspective pour laquelle l’homme n’est ni le sens ni le but de l’Univers.
Jean-Yves Goffi a dirigé la thèse de Florian Couturier (soutenance en 2014), le traducteur de l’ouvrage de James Rachels Animaux humains. Les implications morales du darwinisme (Éliott éditions). J.-Y. Goffi a rédigé la préface de cette traduction.