The Conversation : "Ce que Michel Aglietta a apporté à l’économie : une discipline enrichie par les sciences sociales"

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le  23 mai 2025
Michel Aglietta, récemment décédé, aura marqué l’histoire de la pensée économique des cinquante dernières années. Décryptage d’une œuvre qui dialoguait avec les autres sciences sociales.

Polytechnicien, administrateur de l’Insee et professeur d’économie, Michel Aglietta est décédé le 24 avril 2025 à l’âge de 87 ans. Il est le penseur économique qui a marqué la fin du XXe siècle par la fulgurance de ses idées. Comme le note André Orléan, sa « puissance intellectuelle » le distingue de tous les autres. Son inventivité également. Décryptage d’une pensée originale commentée par Michel Aglietta lui-même dans une interview qu’il avait accordée aux auteurs de ce texte.

L’œuvre de Michel Aglietta n’est pas celle de l’enseignant-chercheur surtout respectueux des codes du milieu académique. Bien qu’unanimement reconnue pour son parcours brillant, son œuvre est d’abord intellectuelle, inventive et captivante. Elle tient beaucoup à une constante curiosité pour aller plus avant, plus loin dans la compréhension de la dynamique du capitalisme, de ses crises et de ses régulations. Elle tient également à la volonté de Michel Aglietta de transmettre le savoir et de le faire fructifier, tel un « jardinier », où chacun aurait l’opportunité de cultiver son propre champ, tel un jardinier cultivant son jardin, et incitant les autres à le faire.

Pour cela, le recours aux sciences sociales (histoire, sociologie et philosophie essentiellement) va lui permettre de mener ce chantier pendant plus de cinquante ans. Comme Michel Aglietta le reconnaissait lui-même dans une interview exclusive qu’il nous a accordée en septembre 2018 : « De mon côté, je n’ai pas cherché à fabriquer une doctrine dogmatique. Ce qui m’a toujours intéressé, c’est le flux de la recherche nouvelle et permanente. »

Aux origines : la théorie de la régulation

Avec Robert Boyer, Alain Lipietz, Jacques Mazier et les économistes du Cepremap, Michel Aglietta est à la source de la théorie de la régulation qui, en France, ouvre un champ intellectuel nouveau dès la fin des années 1970. En économie, c’est une « nouvelle science » qui va faire école, si l’on reprend le point de vue de Yamina Tadjeddine. Robert Boyer rappelle que Michel Aglietta travaille à cette époque avec les économistes précités sur l’inflation et la modélisation macroéconomique, notamment au sein d’un groupe d’intellectuels critiques de l’Insee, du ministère des finances, de l’université et du Commissariat général du Plan. « En 1975, j’ai organisé un séminaire sur ma thèse. La théorie de la régulation est née de la conjonction de ces deux événements. En ce qui me concerne, ce fut une aide précieuse à la rédaction du livre Régulation et crises du capitalisme ».

Le titre de cet ouvrage révèle une ambition intellectuelle plus grande forgée très tôt dans sa carrière. L’introduction du concept de régulation montre bien que Michel Aglietta propose une vision renouvelée des phénomènes macroéconomiques : « Il fallait étudier le capitalisme en tant que formation sociale insérée dans l’histoire et contribuant à la faire. »

Un projet déjà présent dans sa thèse

Cette mobilisation de l’histoire pour « faire » de l’analyse économique est assumée dès sa thèse, encadrée par Raymond Barre et réalisée en partie aux États-Unis. Michel Aglietta avait pu y appréhender les premières réflexions des institutionnalistes américains sur le contexte d’après la Guerre de Sécession, notamment à partir d’un travail d’archives : « Le développement des grandes entreprises à partir des années 1880 aux États-Unis est éclairant sur cette question des institutions. Il y avait beaucoup de réflexions sociologiques sur la gouvernance à l’époque. Mais, pour ne pas s’égarer, il faut avoir une expérience théorique d’économie politique et de politique économique, les idées de régulation et de formes institutionnelles se sont appariée très rapidement dans ma tête. »

L’économie pure n’existe pas

Ainsi, pour Michel Aglietta, la référence à l’histoire comme science sociale s’impose par la nature même du capitalisme, qu’il est nécessaire d’analyser dans le long terme, à travers ses crises et ses possibilités de régulation notamment. Selon lui, cette ouverture à l’histoire comme composante fondamentale de la démarche de l’économie politique marque une séparation nette entre les économistes standards et les autres. En revenant sur Mai-68, il le rappelle : « Puis il y a eu les évènements de 1968, qui ont été d’une surprise énorme et qui exigeaient pour les analyser des fondements théoriques autres que ceux qui étaient enseignés dans les écoles post-polytechniques, comme dans les départements d’économie des universités à l’époque. Il fallait, en effet, admettre qu’il n’existe pas d’économie pure […]. J’avais lu Marx, Keynes, Perroux et je connaissais les messages de l’École historique française, donc j’avais déjà une connaissance des conceptions alternatives de l’économie, et pas d’une seule. »

Mais si ce recours à l’histoire par l’économiste affirme un choix épistémologique, encore faut-il savoir quelles références historiques mobiliser. Michel Aglietta est clair sur ses ancrages : « D’abord, l’importance de l’histoire dans le développement des transformations des régimes de croissance. La notion de régime de croissance m’est apparue quand j’ai fait ma thèse. L’histoire étant le guide de ma démarche, c’est Fernand Braudel qui a été un inspirateur essentiel. Puis j’ai tenté de formuler une hypothèse sur la compréhension du fait que les contradictions que Marx met en avant ont des capacités de dépassement par le changement institutionnel, qui lui-même est produit par les luttes sociales. Et donc c’est pourquoi je me suis focalisé à ce moment-là sur le changement institutionnel et sur ce que j’ai appelé les formes de régulation, j’ai formulé cette hypothèse de régulation à partir d’une confrontation de différents éléments empiriques. »

Ina.fr.

Complétant ce cheminement : « Polanyi, c’est l’auteur qui m’a beaucoup inspiré parce qu’il étudie la révolution industrielle comme une transformation des rapports sociaux. Il étudiait la période de destruction des formes institutionnelles et des rapports organiques des sociétés civiles du passé par le capitalisme. Et moi, je travaillais sur la nécessité que d’autres formes institutionnelles se reconstruisent à partir des compromis politiques rendus possibles par l’organisation des travailleurs salariés. »

La nécessité du temps long

Ces propos recueillis confirment bien que l’étude macroéconomique des relations économiques ne peut, selon Michel Aglietta, se réaliser qu’à la condition de les inscrire dans le temps long. Ce dernier façonne durablement les rapports sociaux qui transforment aussi la dynamique d’une société.

Parce que comprendre et expliquer les rapports sociaux est un des objectifs de la sociologie, Michel Aglietta s’intéresse donc également à cette science sociale pour encore enrichir son analyse. Sur ce plan, le sociologue qui l’a marqué est Pierre Bourdieu, qu’il se souvient « avoir connu à l’ENSAE, comme enseignant. » « Bourdieu a été un peu une charnière pour moi à un moment donné, notamment pour comprendre comment se fabriquaient des formes institutionnelles, à partir du mouvement de la société. Ce que je voulais comprendre, c’était la négociation collective comme rapport fondamental de stabilisation du capitalisme. »

La monnaie comme objet de négociation

Or, un objet d’étude apparaît au cœur de la négociation collective comme rapport fondamental de stabilisation du capitalisme qui intéresse très tôt Michel Aglietta : la monnaie. Son analyse va être l’occasion de donner de nouveaux horizons à « son » approche en économie politique fondée sur l’ouverture aux sciences sociales.

« La monnaie est lien social fondamental des sociétés marchandes. C’est la vérité première de l’économie politique », rappelait Michel Aglietta, toujours lors de notre entretien.

La monnaie est en effet ce qui permet l’échange, mais c’est surtout à travers sa fonction d’unité de compte qu’elle se définit. En effet, l’institutionnalisation de l’unité de compte est le résultat de négociations collectives – donc d’un choix politique – relatives à la définition de la valeur, c’est-à-dire de ce que chacun est prêt à renoncer relativement à la possession de « choses », dans le but d’acquérir d’autres « choses ». De ce point de vue, l’unité de compte incarne à la fois les opportunités et les tensions entre l’universel et le particulier, entre la libération et la contrainte. Autrement dit, la monnaie a trait à la question de la régulation car elle est « violente ». C’est cette dimension de la monnaie que Michel Aglietta, en compagnie d’André Orléan, révèle dans l’ouvrage novateur et fondateur, la Violence de la monnaie, publié aux PUF en 1982.

Ce livre est une vraie rupture par rapport à l’approche standard car, selon Michel Aglietta, « ce qui manquait, c’était une réflexion théorique sur la monnaie. Il fallait arriver à une conceptualisation de la monnaie pour comprendre ce que Marx disait sur le renversement des formes de la valeur M-A-M, allant à leur retournement en A-M-A », c’est-à-dire à la logique de la finance ; faire de l’argent avec l’argent.

La monnaie, une clé de voûte du système social

Après avoir lu Georg Simmel et Max Weber, Michel Aglietta revient sur l’intérêt du rapprochement avec la pensée anthropologique de René Girard.

« André Orléan et moi sommes tombés sur la Violence et le Sacré, de René Girard, où l’on a lu la logique du processus endogène d’expulsion de la violence du désir de l’Autre dans la victime émissaire par la polarisation mimétique. Ce processus s’applique à l’expulsion de la liquidité du monde des marchandises, parce que la liquidité est ce que chacun désire parce que tous la désirent. On a été les seuls à rapprocher Girard de l’économie. La mobilisation de ce processus pour analyser la monnaie, en tant qu’entité collective résultant d’une polarisation unanime, définit une confiance collective résultant du modèle mimétique » […]

« Dans cette genèse de la monnaie, le lien à la sociologie était théorique. C’était tout à fait ce qu’il nous fallait. Or, cette forme d’expulsion n’est pas stable en tant que telle, puisque le point de convergence peut être arbitraire ; donc il peut se détruire par une polarisation sur un autre point focal. En effet, la monnaie a des crises d’existence. Mais, en même temps, ce que Girard nous montrait, c’était la possibilité d’institutionnaliser l’expulsion, et pour lui évidemment, c’était un autre niveau d’analyse anthropologique […]. Pour nous, cette expulsion dans les sociétés marchandes, c’était l’institutionnalisation par la souveraineté, c’est-à-dire par une entité qui légitime la monnaie en tant que bien public ; d’où la notion d’ambivalence. L’ambivalence de la monnaie permet de comprendre à la fois que la monnaie est vraiment une institution fondamentale, mais aussi qu’elle échappe à la discrétion politique, tout en étant légitimée par l’ordre constitutionnel. Ce “concept” de monnaie est efficace pour interpréter les débats sur la doctrine monétaire, les responsabilités des banques centrales, le rôle des règles et les limites de la discrétion des politiques monétaires ».

En somme, Michel Aglietta et André Orléan montrent que la monnaie est bien davantage qu’un phénomène économique. Depuis toujours clé de voûte du lien social, elle incarne donc, tour à tour, la violence mimétique mais aussi la confiance institutionnelle, percée théorique rendue possible en empruntant à Girard. Si ce lien fort à la pensée de Girard est connu, l’influence de Bourdieu sur Michel Aglietta l’est moins.

« L’avantage de gens comme Bourdieu, même si la monnaie n’était pas son objet, c’était de montrer comment la société fabrique des formes d’organisation qui dépassent chaque individu et permettent de faire aboutir des objectifs collectifs, des volontés de modifier certains rapports sociaux. »

Le rôle du Commissariat au Plan

Dès lors, la puissance de la pensée d’Aglietta sur la monnaie est justement de parvenir à intégrer la monnaie comme rapport social au cœur de l’analyse macroéconomique en reliant la modélisation et l’approche institutionnelle de la monnaie : « La négociation collective a été dès le départ l’idée que j’avais, parce qu’en France on voyait comment ça marchait. […] Avec la planification des années 1960, il y avait des associations d’entreprises, des syndicats de salariés, tout cela se retrouvait autour d’une table dans un organisme qui s’appelait le Commissariat du Plan. L’avantage de l’Insee, au service des programmes, était de fournir les outils de modélisation des scénarios sur cinq ans qui permettaient de cadrer le débat. J’ai vu fonctionner ces dispositifs politiques de formation des compromis sociaux. C’est ça qui m’a mis sur la direction de formaliser, de théoriser la notion de formes institutionnelles intermédiaires, le rôle de l’intermédiation. Ensuite dans la finance, ça été très important. Quand je suis arrivé au CEPII, j’ai généralisé cela au cadre international. »

Aujourd’hui, cette approche méthodologique originale de Michel Aglietta montre son ampleur exceptionnelle et son incroyable pertinence dès lors qu’il s’agit de rendre intelligible les évolutions récentes du système monétaire international, du rôle du dollar américain ou du développement du capitalisme chinois : « Je pense que la structuration par devises clés est une phase de l’histoire qui se clôt. Le remplacement du dollar par une autre devise clé ? Non, il faut penser multilatéralisme. Qu’elle va être la forme de la monnaie internationale compatible avec le multilatéralisme ? Ce qui est assez intéressant c’est quand même que j’avais écrit la Fin des devises-clés, dès 1987. C’était une intuition provenant de la théorie de la monnaie comme bien collectif. Dans un monde multipolaire, la confiance doit s’ancrer par une forme d’actif sûr, ultime, qui ne soit la dette d’aucun pays. L’idée n’était pas une nouveauté. Je relisais Keynes, 1941-1943, quand il préparait son rapport pour Bretton Woods. Lui, il le voyait évidemment par rapport aux conditions de l’époque dans la logique de systèmes où les capitaux étaient contrôlés. Mais on peut le faire dans un régime de globalisation complète. C’est pour ça que par ailleurs je travaille beaucoup sur les éléments factuels, empiriques qui montrent à quel point le monde devient multipolaire, à la fois avec des forces divergentes d’éclatement et des besoins de bien commun global requis par le financement du changement climatique. »

Les mardis de l’Essec, 2020.

Le modèle indépassable de l’ingénieur économiste

Il n’est en définitive pas possible de restituer de façon exhaustive l’ampleur de la pensée d’un économiste tel que Michel Aglietta. Au travers du dialogue aussi spontané que fécond avec d’autres sciences sociales qu’il nous a retracé, il est cependant aisé de percevoir l’ampleur et l’inventivité des avancées qu’a réalisé ce producteur infatigable d’une économie politique résolument compréhensive. Il est le modèle emblématique de l’ingénieur-économiste français consacrant sa pensée à la compréhension de l’objet phare de la science économique auquel Marx ou Keynes se sont confrontés avant lui : offrir une compréhension du capitalisme et ses ressorts profonds. Une compréhension par une théorisation originale mais toujours soucieuse de normativité (comment réguler une économie ?) et de justice sociale que l’homme a toujours mises à la source de ses engagements.

Tout au long d’une vie consacrée à l’économie politique, Michel Aglietta a au fond incarné la « sagesse des grandeurs » par sa capacité à :

  • être un brillant macroéconomiste, sachant utiliser les chiffres mais surtout construire les modèles ;

  • tisser des liens avec d’autres sciences sociales, dans le but de renforcer la pertinence de son approche macroéconomique. Comme nous l’avons montré par ailleurs, l’emprunt à différents concepts et auteurs n’est en fait jamais opportuniste, mais toujours opportun car guidé par le souci d’accroître la force interprétative de l’analyse économique ;

  • être un intellectuel accessible et toujours soucieux de former et de valoriser les autres.

Dans son histoire de l’analyse économique, Schumpeter considérait qu’un économiste doit maîtriser les quatre méthodes de base de l’analyse économique : la théorie, les statistiques, l’histoire et la sociologie économique. À cette aune, Michel Aglietta est sans nul doute un très grand économiste. Un économiste français libre et ardent producteur d’une pensée théorique et appliquée à la fois. Une pensée exceptionnelle que les jeunes générations d’économistes auraient tout intérêt à connaître.The Conversation

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Publié le  23 mai 2025
Mis à jour le  23 mai 2025