The Conversation : "Gouverner, n’est-ce pas aussi renoncer à certaines de ses idées ?"
Dans la plupart des régimes parlementaires ou semi-présidentiels, cette situation n’aurait rien d’inhabituel et déboucherait sur une séquence démocratique classique : un représentant de la première force (en l’espèce, le NFP) serait appelé par le chef de l’État à négocier avec les autres forces sur le programme de politiques publiques à mettre en œuvre et la distribution des positions ministérielles.
Si la première force s’avérait incapable de constituer un gouvernement de coalition et/ou d’obtenir le soutien d’une majorité de l’Assemblée nationale, la seconde force serait chargée de former un gouvernement, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’un accord soit trouvé.
L’indéboulonnable culture politique majoritaire
En France, il semble qu’on ne sait pas faire. À l’exception des dirigeants du RN, qui ont visiblement acté qu’ils n’accéderont pas immédiatement au gouvernement et entretiennent le flou sur la manière dont ils comptent investir l’opposition, les responsables politiques revendiquent presque tous la légitimité de former un gouvernement assis sur leur propre socle programmatique et semblent incapables de s’extraire de la culture majoritaire qui s’est imposée sous la Ve République. Aucun des leaders ne se montre prêt à négocier un programme de coalition au-delà de son propre bloc. Parmi les dirigeants du Front populaire, rares sont celles et ceux qui, comme l’écologiste Marine Tondelier, admettent que le programme du Front populaire devra être revu pour convaincre un nombre suffisant de députés de soutenir sa mise en œuvre, ou au moins ne pas s’y opposer.
Après avoir critiqué Emmanuel Macron pour avoir gouverné sans majorité et passé au forceps ses réformes depuis deux ans, les responsables de gauche ne semblent pas envisager de mode de gouvernement alternatif maintenant qu’ils disposent eux-mêmes d’une majorité relative.
Du côté de l’ex-majorité présidentielle, plusieurs ténors ont pris position en faveur d’une coalition qui irait du MoDem aux Républicains, alors même que cette coalition sortante à peine élargie a été sanctionnée dans les urnes, et regrouperait environ 240 députés, encore plus loin de la majorité absolue que sous la précédente législature.
Une lettre très critiquée
La « lettre aux Français » d’Emmanuel Macron n’est guère constructive non plus. Certes, il y appelle à constituer un : « large rassemblement […] des forces politiques se reconnaissant dans les institutions républicaines, l’État de droit, le parlementarisme, une orientation européenne et la défense de l’indépendance française ».
Et envisage pour cela l’existence d’une coalition post-électorale. Mais, en déclarant que « personne n’a gagné » alors même que le paysage est extrêmement tripolarisé et que les deux gagnants de cette élection sont le Nouveau Front populaire et Rassemblement national, il ralentit l’ouverture de négociations entre les blocs.
Cette situation plonge les observateurs étrangers dans la perplexité. Un gouvernement minoritaire qui ne serait pas disposé à négocier un soutien au moins passif auprès de certaines forces d’opposition semble voué au mieux à la paralysie législative (faute de majorité), au pire à une fin prématurée par voie de motion de censure.
Pourquoi et comment les partis français ne se rendent-ils pas à l’évidence ?
Les coalitions en France
L’observation du fonctionnement des coalitions en France – car les gouvernements de la Ve République ont presque toujours été composés d’au moins deux partis – est utile pour comprendre ces réactions et mettre en perspective la situation actuelle.
Si le jeu des coalitions est moins important que dans d’autres démocraties, c’est principalement parce que le système électoral à deux tours offre généralement une majorité à un seul parti.
Les responsables politiques français ayant toujours agi dans des institutions produisant des majorités absolues – qu’il s’agisse du niveau local ou national –, ils partagent une culture politique intrinsèquement majoritaire et rétive aux compromis qu’exigent les coalitions post-électorales.
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Le mode de scrutin incite à la conclusion d’accords préélectoraux dans le cadre desquels les grands partis accordent des circonscriptions/sièges à des partenaires de moindre importance. Ces accords impliquent parfois des dimensions programmatiques, mais cela reste marginal. Ainsi, dans l’accord signé entre le PS et les Verts en vue des élections de 2012, qui a mené à un gouvernement de coalition, la dimension programmatique a été reléguée au second plan dès l’annonce des 60 engagements de François Hollande.
Une fois les élections passées, les petits partis sont rarement nécessaires à la formation d’un gouvernement. Ils rejoignent la coalition mais n’ont aucun moyen de pression car la majorité subsisterait même s’ils décidaient de la quitter. C’est ainsi qu’en 2014, les Verts ont quitté le gouvernement pour s’opposer à la nomination de Manuel Valls au poste de premier ministre, sans grande conséquence. L’exécutif a continué à faire passer des lois – souvent très éloignées du programme même de François Hollande – sans le soutien des Verts.
Les maigres accords de coalition pré-électoraux ne sont ainsi accompagnés d’aucun mécanisme garantissant quoi que ce soit aux partenaires juniors. Par exemple, le gouvernement Jospin a pu se permettre de rompre sa promesse de mettre un coup d’arrêt aux privatisations malgré l’importance accordée à cet engagement par le partenaire communiste et les factions de gauche du PS. Une fois au gouvernement, les négociations sont réduites à la portion congrue – même si les choses ont commencé à changer entre 2022 et 2024, du fait d’une majorité relative.
Lors de nos entretiens avec d’anciens ministres et responsables de petits partis, ces derniers ont ironisé sur leurs marges de manœuvre infimes, limitées essentiellement à « tracer quelques lignes rouges » et à s’adresser au « chef » de la majorité lorsque ces dernières sont franchies pour menacer de quitter le gouvernement.
Les partis français ne sont donc pas habitués à négocier des coalitions et des compromis. Chaque bloc espère bénéficier des institutions majoritaires pour mettre en œuvre « tout son programme et rien que son programme », comme l’ont invoqué de nombreux leaders du NFP ces derniers jours.
Cette approche a perduré après l’explosion du système partisan français en 2017, marquée par une situation de forte tripolarisation, y compris, depuis 2022, dans l’accès aux positions parlementaires. Ainsi, alors qu’Emmanuel Macron n’a pas obtenu de majorité absolue à l’Assemblée en 2022, il s’est appuyé sur les outils de forçage du parlementarisme offerts par la Constitution (notamment le fameux article 49.3) pour faire passer réformes et budgets sans soutien d’une majorité, plutôt que de négocier un soutien en échange de concessions politiques. En l’absence d’une majorité de députés prêts à renverser le gouvernement, celui-ci continue à gouverner et les ressentiments s’accumulent.
Le spectre politique des compromis possibles
Tout gouvernement s’appuyant sur un seul bloc sera très fragile et n’aura que peu de chances de survivre. Gouverner durablement impliquera donc de négocier au moins quelques points d’accord avec les partis qui soutiendront le gouvernement au parlement – ou a minima ne s’y opposeront pas.
L’observation des forces en présence permet de déterminer le périmètre des coalitions possibles. Nous nous sommes ici concentrés sur les coalitions que la science politique, depuis les travaux pionniers de Wiliam Riker, qualifie de gagnantes et connectées.
Gagnantes, car elles incluent une majorité absolue des sièges ; connectées, car elles incluent des partis qui sont adjacents sur la division Gauche-Droite sur laquelle nous les avons positionnés, celle qui structure la compétition politique – et plus prosaïquement le positionnement des députés dans l’hémicycle – depuis la Révolution française.
Cette présentation des coalitions possibles doit être considérée avec précaution car elle se fonde sur les appartenances partisanes déclarées des élus et non de leur groupe parlementaire – que l’on ne connaîtra avec précision que lors de la reprise de l’activité parlementaire le 18 juillet.
Par exemple, tout indique que le groupe Renaissance pourrait perdre des membres issus de son aile gauche ; de même, le groupe de la France insoumise pourrait voir des départs associés à ceux de Clémentine Autain, François Ruffin et des autres députés sanctionnés par la FI.
Quoi qu’il en soit, chacune des coalitions présentées ci-dessous peut mener soit à un gouvernement de coalition qui inclurait tous ses membres, soit – il est important de garder cette possibilité à l’esprit – à un gouvernement minoritaire qui bénéficierait du soutien sans participation d’un ou plusieurs de ses membres, comme cela a été le cas lors de la mandature précédente avec le groupe LR.
Cela étant rappelé, on s’aperçoit que le champ des possibles est limité. Trois coalitions incluent le Rassemblement national, une hypothèse qui semble écartée par les déclarations des représentants des blocs centristes et de gauche.
Trois autres coalitions impliquent une division du NFP laissant à l’écart la France insoumise, une hypothèse là aussi écartée, pour le moment, par l’ensemble des dirigeants du NFP. Une dernière coalition inclut l’ensemble du NFP, mais va jusqu’aux députés Renaissance dont plusieurs cadres, à l’instar de Yael Braun-Pivet ont déclaré qu’ils et elles refuseraient de gouverner avec LFI.
Aucune des coalitions gagnantes et connectées envisageables n’ont réellement été discutées publiquement au moment où nous avons écrit. Chacune impliquerait des renoncements. Une coalition qui irait de LFI à Renaissance impliquerait, pour Renaissance, d’accepter de rejoindre un gouvernement où le NFP est majoritaire et, pour LFI, gouverner avec le soutien de macronistes. Toutes les coalitions qui n’impliqueraient que des portions du NFP signifieraient la division de cette coalition préélectorale, alors même que c’est la stratégie d’union qui a permis d’obtenir cette (très relative) victoire électorale.
Possibles points d’étape ?
Trouver un équilibre précaire mais fonctionnel pour gouverner le pays n’est donc pas une tâche aisée. Quels peuvent être les points d’étape ?
En premier lieu, le NFP, qui peut légitimement revendiquer la tête de l’exécutif, doit mandater un formateur – c’est-à-dire une personne chargée de négocier la formation d’une majorité basée sur un compromis – qui ne peut pas être considéré comme une compromission, au vu de la situation politique du pays avec un nombre important de députés issus de la majorité sortante.
En second lieu, il faut indiquer quels sont les éléments programmatiques sur lesquels il ne pourra y avoir de transaction. Ce ne peut être tout le programme et rien que le programme du NFP.
Pour ne prendre qu’un exemple, il est peu probable que le NFP réussisse à obtenir la suppression conjointe de la réforme des Retraites et de la loi Immigration, le rétablissement de l’ISF, l’augmentation des salaires, le moratoire sur les méga-bassines, le plan climat et l’abolition de Parcoursup. Il faudra établir des priorités.
Réformer le système politique ?
Parmi ces priorités devraient se trouver les règles et les principes qui fondent et structurent l’exercice de la démocratie en France. L’adoption d’un mode de scrutin proportionnel, par exemple, bénéficie désormais d’un consensus assez large dans le système politique – seuls les gaullistes semblent irrémédiablement attachés au scrutin majoritaire à deux tours. Un tel objectif de réforme pourrait former le socle d’une nouvelle majorité.
Cette réforme nous paraîtrait même la principale voie possible pour un pays aussi clivé que l’est la France, divisé en trois pôles de taille à peu près équivalente, même si l’ordre d’arrivée fluctue selon les élections. Dans ce contexte, seule la proportionnelle permet d’écarter définitivement l’hypothèse d’une majorité absolue du RN à l’Assemblée nationale, hypothèse qui transformerait durablement le visage des institutions françaises.
La Ve République confère au chef de l’exécutif un pouvoir démesuré. Aux mains de responsables politiques qui remettent en cause certains fondamentaux de la République et de l’État de droit, elle donnerait une latitude autrement plus importante qu’en Italie, aux États-Unis ou au Brésil, pour glisser vers un régime autoritaire. La seule manière de s’en prémunir et d’obliger toute force politique, quelle qu’elle soit, au compromis et au respect du pluralisme.
Mis à jour le 20 septembre 2024
Les auteurs
Chargée de recherches CNRS
Sciences Po
Benjamin Guinaudeau
Chercheur postdoctoral
University of Konstanz
Simon Persico
Professeur des Universités en science politique
Université Grenoble Alpes (UGA)
The Conversation
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