The Conversation : "Russie : l’homophobie d’État, élément central de la « guerre des valeurs » contre l’Occident"
Selon une rhétorique désormais bien ancrée dans la propagande du Kremlin, la guerre menée en Ukraine ne serait, en réalité, qu’un élément du conflit global opposant l’Occident à la Russie – un conflit portant avant tout sur les valeurs. L’un des aspects de cette confrontation sur lesquels Moscou insiste tout particulièrement est l’acceptation des sexualités LGBT+ en Occident et leur rejet catégorique en Russie.
La Douma d’État a adopté plusieurs lois, entrées en vigueur le 5 décembre, interdisant la « propagande » des relations sexuelles dites « non traditionnelles » auprès de toutes les catégories de la population. Désormais, parler positivement d’homosexualité, ou adopter le moindre comportement jugé « homosexuel » dans l’espace public est passible de poursuites administratives.
L’homosexualité en tant que telle n’est pas – encore ? – pénalisée en Russie ; mais, dans les faits, les nouvelles lois contraignent les personnes LGBT à devenir totalement invisibles.
De la « protection des mineurs » à la « protection de l’ensemble de la société »
La position de Poutine n’a pas toujours été aussi radicale. Ainsi, en 2007, il se déclarait respectueux des « libertés humaines dans toutes [leurs] manifestations », ajoutant que le principal problème en rapport avec les « minorités sexuelles » était démographique.
La situation actuelle est l’aboutissement d’un processus entamé fin 2010 avec l’adoption de la loi 436-FZ sur la protection de l’enfance contre « les informations nuisant à sa santé et son développement », au nombre desquelles étaient portées, entre autres, celles faisant la promotion du suicide, des stupéfiants et de la « négation des valeurs familiales » ».
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Après les mouvements de contestation des élections truquées à Moscou en 2011-2012 et le retour de Vladimir Poutine au Kremlin en 2012 pour son troisième mandat présidentiel, la législation se durcit dans plusieurs domaines pour limiter certains droits et libertés. L’Église orthodoxe russe et différents militants religieux soutiennent les premières pratiques répressives, comme dans l’affaire Pussy Riot en 2012.
En 2013, une nouvelle version de la loi 436-FZ évoque la « propagande auprès des mineurs des relations sexuelles non traditionnelles », pour s’élargir en 2022 à la « propagande et la diffusion […] d’informations représentant des relations […] sexuelles non traditionnelles ou susceptibles de susciter chez les mineurs le désir de changer de sexe ». Les lois du 5 décembre 2022 introduisent des amendements au Code des infractions administratives et régulent la production destinée tant aux mineurs qu’aux majeurs.
En outre, l'amendement à l’article 72 de la Constitution, introduit après les amendements de 2020, exclut la possibilité du mariage gay en Russie dans la mesure où l’État s’engage à protéger « l’institution du mariage en tant qu’union entre un homme et une femme ».
Les effets de cette législation commencent à se faire sentir dans plusieurs domaines socio-culturels et, en particulier, dans la littérature, l’édition et la distribution cinématographique. Dans le contexte de la guerre en Ukraine, la pénalisation de la « propagande LGBT » est désormais incorporée au dispositif plus vaste de censure militaire déployé en Russie.
Contrairement à des infractions comme le « fait de jeter le discrédit sur l’armée » ou la « diffusion de fausses nouvelles » sur ce qui est appelé officiellement « l’opération militaire spéciale », la loi 479-FZ ne prévoit pas pour ce nouveau délit de sanctions pénales, mais seulement des sanctions administratives. Toutefois, le montant des amendes, qui peuvent atteindre 50 000 euros, est assez dissuasif. Les formulations de la notion de « propagande LGBT » sont vagues, tant dans le texte de loi que dans les critères de définition des « contenus LGBT » dont la diffusion est interdite sur Internet établis par l’agence gouvernementale Roskomnadzor. Cela laisse aux organes de surveillance et à la justice une vaste marge de manœuvre pour interpréter les faits à leur guise.
Par ailleurs, en Tchétchénie, devenue depuis longtemps une république où le droit fédéral n’est reconnu que formellement, la situation des personnes LGBT+ est encore plus grave avec plusieurs cas de torture et d’exécution qui ne suscitent aucune réaction des autorités fédérales.
L’impact sur le monde de la culture
Les premiers cas d’application de la nouvelle loi ne se sont pas fait attendre. En juin 2023, le Roskomnadzor avait déjà ouvert 33 enquêtes administratives visant les hébergeurs de films en streaming. Le montant total des amendes début septembre 2023 excède 28 millions de roubles, soit environ 280 000 euros à l’encontre de plusieurs plates-formes de streaming russes, condamnées pour avoir rendu accessibles aux internautes des films comportant une « représentation des relations LGBT » sans label 18+.
Parmi ces plates-formes, on retrouve des « salles de cinéma virtuelles » comme Kinopoisk ou Premier, qui appartiennent respectivement à Yandex et Gazprom Media, deux groupes sous le contrôle de l’État.
Pourquoi l’État inflige-t-il des amendes à des sociétés dont il est actionnaire majoritaire ? D’abord, parce qu’en tant qu’acteurs locaux, elles ne peuvent pas échapper aux sanctions (à la différence de plates-formes de streaming étrangères, auxquelles les Russes accèdent généralement via des VPN et sur lesquelles les autorités de Moscou n’ont pas de moyen de pression). Ensuite, parce que c’est une façon de montrer la marche à suivre aux autres producteurs et distributeurs de contenus.
Une censure de ce type touche également des salles de cinéma classiques. Les distributeurs ont déjà été amenés à couper des scènes montrant des « relations non traditionnelles » ou à labelliser « 16+ » des films pour enfants comme La Belle et la Bête de Bill Condon, sorti en 2017. À l’avenir, les salles devront être plus attentives aux choix des films qu’elles projettent car, après avoir acquis la licence de distribution pour un film, elles peuvent se faire refuser l’autorisation de projection par le ministère de la Culture.
Dans le domaine littéraire, le roman Un été en cravate de pionnier, d’Elena Malisova et Katerina Silvanova, fournit un premier exemple de l’impact des lois contre la « propagande LGBT ». Paru en 2021, le livre relate une histoire d’amour entre un adolescent de 16 ans et son moniteur, âgé de 19 ans, dans le camp de pionniers où tous deux passent l’été 1986.
Dans la suite du roman, Ce que tait la Mouette, sortie à la fin de l’été 2022, le lecteur retrouve les protagonistes 20 ans plus tard. Publiés chez l’éditeur Popcorn Books, spécialisé dans la littérature dite young adult et les « sujets graves » (« Nous publions des romans qui abordent des sujets “inconfortables” : des problèmes d’auto-identification, du racisme et du sexisme, du rapport au corps, etc. », est-il écrit dans sa présentation), les deux romans ont toutefois été labellisés « 18+ », conformément à la législation en vigueur au moment de leur parution.
À ce moment, cela signifiait que le livre était exclu des rayonnages jeunesse, sans nécessairement devoir être recouvert d’un film plastique (voir le chapitre de Bella Ostromooukhova, « “Poneys roses”, “valeurs traditionnelles” et “sujets difficiles” : la censure dans la littérature jeunesse russe, entre logiques politiques et commerciales », dans l’ouvrage collectif _L’invisibilisation de la censure. Contrôle des productions culturelles (Bélarus, France, Maroc, Russie), paru en France en 2020).
Les lois de décembre 2022 ont vocation à aller plus loin et à totalement interdire la publication de livres de ce type en Russie. Cependant, cette publication était déjà entravée auparavant (voir : Laure Thibonnier, Svetlana Maslinskaïa, Bella Ostromooukhova, « Dire ou ne pas dire les traumatismes historiques et l’homosexualité dans la littérature jeunesse contemporaine en Russie », à paraître dans le n° 52 de la revue ILCEA).
En effet, alors que Un été en cravate de pionnier avait pris la tête des classements de ventes de livres, il avait été la cible de violentes réactions dans les médias et sur les réseaux sociaux dès le printemps 2022. Avant même la loi de décembre 2022, des messages haineux et appelant à la violence à l’endroit des auteures les ont contraintes à quitter la Russie, et le directeur de Popcorn Books a été déclaré agent de l’étranger.
Le 28 décembre 2022, sur requête du député du parti Russie unie (le parti du pouvoir, ultra-majoritaire à la Douma) Alexandre Khinsteïn, une procédure a été entamée contre l’éditeur en vertu de la nouvelle loi. Début février 2023, Silvanova et Malisova ont été déclarées agents de l’étranger, et leur production ne peut donc plus être diffusée aux mineurs, selon une autre loi du 5 décembre 2022.
Censure et autocensure
Toutes ces mesures répressives poussent les différents acteurs du processus culturel à s’infliger des formes d’autocensure et à limiter la diffusion de certaines œuvres. Par exemple, les librairies font l’inventaire de leurs stocks à la recherche d’ouvrages potentiellement exposés aux sanctions. La loi correspond aux convictions d’une partie non négligeable de l’opinion publique, tout en entretenant une homophobie qui, historiquement, en Russie et en URSS, a toujours eu tendance à se renforcer quand le régime connaissait des phases de durcissement. En effet, après avoir été légalisée en 1917, l’homosexualité a été criminalisée en 1933, en plein stalinisme, et n’a été dépénalisée qu’en 1993.
Le droit est également instrumentalisé par le Kremlin dans le cadre d’une stratégie plus large visant à consolider le pouvoir en désignant un « Autre » collectif menaçant la nation. En effet, dans une situation où l’identité nationale en Russie demeure incertaine sa représentation en opposition à un Autre occidental menaçant, entre autres, les « valeurs traditionnelles russes » permet au pouvoir de rassembler la nation autour des concepts conservateurs. Dans le même temps, cette confrontation à l’Autre donne un aspect légitime à un usage répressif du droit qui, en apparence, permettrait de protéger la « voie particulière » de la Russie, mais vise en réalité à restreindre les droits et libertés et à neutraliser les oppositions politiques, sources potentielles de « révolutions de couleur » menaçant la pérennité du régime autoritaire en place.
Mis à jour le 29 septembre 2023
Les auteurs
Enseignant-Chercheur à l'Institut des Langues et Cultures d'Europe, Amérique, Afrique, Asie et Australie (ILCEA4)
membre du Centre d'Etudes Slaves Contemporaines
Université Grenoble Alpes (UGA)
Valéry Kossov
Maître de conférences habilité à diriger des recherches en études russes
Université Grenoble Alpes (UGA)
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