Yoann Bourgeois au Panthéon dans l’œil d’un physicien

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Yoann Bourgeois / La Mécanique de l'histoire au Panthéon © Géraldine Aresteanu
Yoann Bourgeois / La Mécanique de l'histoire au Panthéon © Géraldine Aresteanu
La vie qui bouge dans les mondes modèles de Yoann Bourgeois met la physique du mouvement au cœur de nos existences.

Du 3 au 14 octobre, les machines de Yoann Bourgeois ont investi le Panthéon pour dialoguer avec Pendule de Foucault. A la différence du pendule qui oscille seul, que nous soyons là ou pas, ses machines doivent être "habitées" par des acrobates pour devenir des dispositifs qui explorent le mouvement. Mais, tout comme Le Pendule, ces dispositifs nous conduisent encore et encore à cette question fondatrice : qu’est-ce que le mouvement ?

Pendule de Foucault

J’ai découvert Le Pendule pour la première fois il y a bien longtemps, alors que j’étais étudiant en physique. Je me souviens d’un pincement au cœur. Depuis Galilée, qui nous a ouvert la science du mouvement, les scientifiques sont amoureux du pendule. C’est là un amour raisonnable et mesuré : trajectoire circulaire, vitesse, accélération, oscillation, énergies, forces, gravité, période et mesure du temps.

Il nous a donné des raisons supplémentaires de l’aimer quand il est devenu "pendule de Foucault" : référentiel tournant, force d’inertie, de Coriolis.

En observant les quatre dispositifs de Yoann Bourgeois au Panthéon, j’ai eu à nouveau ce pincement au cœur. Avec le pendule de Foucault au centre, la vie qui bouge dans les mondes modèles de Yoann Bourgeois met la physique du mouvement au cœur de nos existences. Et pour apprécier la beauté de ce spectacle, nul besoin d’être géomètre.

Énergie

Dans mon monde de physicien, celui qui tombe et remonte, on le nomme système. Ce système n’est pas isolé car il échange de l’énergie avec le reste du monde autour de lui. Il tombe. Son énergie cinétique, déterminée par sa vitesse, augmente. Alors il s’arrête dans le trampoline. Comme la vitesse, son énergie cinétique est nulle à ce point d’arrêt, tout en bas. En ce très bref instant, où tout est immobile, toute l’énergie du mouvement réside dans la tension du trampoline. Le trampoline renvoie alors le système. Brutalement l’énergie du mouvement redevient énergie cinétique. Il monte. Il perd de la vitesse. L’énergie cinétique diminue jusqu’à être nulle. L’énergie, cette fois énergie potentielle de pesanteur, est disponible pour une nouvelle chute.


Au point le plus haut de la trajectoire, il reprend pied un court instant… Puis il retombe. Je décide que cet instant est la fin de la séquence. Une nouvelle commence. Identique. Le mouvement périodique est l’image de la permanence, de l’éternité. Les physiciens jouent avec les forces qu’ils nomment conservatives. Le poids est au premier rang de ces forces. Elles décrivent des transformations réversibles et totales de l’énergie pendant le mouvement. Aucune perte. Alors le temps ne passe pas. Le futur et le passé sont identiques. Tout recommence à l’identique. Sans fin. Sans début. Monde idéal.

Mais le monde n’est pas idéal. Le pendule s’arrête toujours d’osciller car il y a un frottement quelque part. L’énergie se perd et devient chaleur. C’est inévitable. Lors de l’appui, en haut, celui qui tombe peut lutter contre cette dissipation de l’énergie du mouvement. En poussant à dessein pour remonter son corps, il peut augmenter son énergie potentielle de pesanteur. Ainsi, encore une fois, il peut compenser les pertes d’énergie et démarrer une nouvelle séquence identique à la précédente. Tant que son corps en est capable, il entretient l’illusion d’une répétition apparemment gratuite et sans fin.

Inertie

Ce plateau en rotation rapide est un petit monde élémentaire. Sa simplicité en fait un laboratoire pour explorer notre façon d’être au monde. Aux contraintes habituelles sur nos mouvements quotidiens (poids, contact, frottement, inertie), il ajoute celle qu’induit un monde qui tourne rapidement sur lui même. Dans ce petit monde, il faut se tenir penché pour être debout, c’est-à-dire en équilibre et au repos. Pour être debout, il faut inscrire son corps dans cette nouvelle verticale définie par la combinaison de deux forces.


Le poids se combine ici à la force d’inertie liée à la rotation du plateau. Si l’on supprimait soudain tout frottement, tout ancrage, hommes et objets seraient éjectés de la scène, ils continueraient en ligne droite au lieu de tourner.

Équilibre

C’est un dialogue muet qui se joue autour de cet autre plateau : bouger à deux au bord de l’équilibre et toujours repousser la chute qui vient. Sentir cet écart, ressentir comment l’autre déjà le corrige par des mouvements imperceptibles. À la limite de la perception, lentement, en se rétablissant à chaque instant, ils explorent ce monde aussi simple §une table, deux chaises) qu’intraitable.

Ces prouesses acrobatiques font écho, en mécanique, à l’équilibre impossible du cône sur sa pointe. En principe, cône parfait idéalement vertical, il tient debout. En pratique, il tombe immédiatement. On sait techniquement le faire tenir debout. On mesure l’écart très faible à la verticale avec des capteurs. Cette mesure commande alors un dispositif qui corrige et prévient la chute. De même on se tient debout en équilibre instable. Proprioception : contrôle permanent et inconscient de la position du corps.


La somme nulle des moments des forces fonde la physique de l’équilibre en rotation, c’est l’équilibre de la balance. Cette même loi définit la vie de ce couple sur la table. Elle lie étroitement les deux corps malgré la distance. Lien invisible, qui passe par un plateau instable. Lien physique permanent et susceptible, qui amplifie très vite tout écart. Vivre ici à deux, c’est essayer de bouger librement et ensemble sans que naisse un écart, en mariant les mouvements à peine ressentis.

Trajectoire

Pour explorer un nouveau monde en bougeant, Yoann Bourgeois construit d’abord sa scène. Il choisit ainsi quels liens au réel exploreront les danseurs-acrobates de sa compagnie. Ces contraintes physiques seront des outils de création.

La plus élémentaire des scènes est issue de notre quotidien. C’est le plateau du théâtre. Il souligne un corps toujours pesant et un espace au-dessus du sol inaccessible. Il installe le contact permanent avec le sol, et donc une séparation radicale entre la verticale et l’horizontale.


Cette balance équilibrée, agrès fabriqué pour les besoins du spectacle, propose une autre scène. S’y installer projette immédiatement le corps dans un autre monde. Je n’ai jamais fait ce voyage. En spectateur, je suis fasciné et perplexe. C’est un monde étranger dans lequel il faut apprendre à bouger en l’explorant. Pas de contact avec le sol. Le poids est toujours là, mais l’équilibre presque parfait assuré par le contre poids permet de s’ouvrir la verticale sans effort. Il suffit de bouger une jambe, un bras. À peine. La balance permet l’immobilité en l’air. Tous les déplacements du corps tournent autour du point de fixation du balancier, centre de rotation, cœur de ce monde. Horizontal, vertical… cela n’a aucun sens pour un corps qui se déplace maintenant librement à la surface d’une sphère. Le dispositif change la symétrie de l’espace, qui devient sphérique. La mécanique de la balance est très bien huilée. Cela permet de jouer avec l’inertie. On peut alors se déplacer longuement et lentement, à très petite vitesse, et sans avoir à entretenir le mouvement.

Quel partage étonnant alors entre celui qui regarde, et le corps qui bouge dans l’espace ! Le premier reste sur le plateau. Le second le quitte lorsqu’il s’installe sur la balance devant le public. Il traverse à cet instant la frontière entre ces deux mondes irréductibles. Assis sur le plateau, le spectateur regarde un corps explorer ce monde étranger et en jouer pour lui.

"La Mécanique de l’histoire, une tentative d’approche d’un point de suspension" – Exposition vivante au Panthéon, Yoann Bourgeois – CCN2-Centre chorégraphique national de Grenoble. Une commande du Centre des monuments nationaux dans le cadre de l’opération Monuments en mouvement en partenariat avec le Théâtre de la Ville, Paris.

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

Publié le30 octobre 2017
Mis à jour le30 octobre 2017