The Conversation : "L’intelligence artificielle ne peut se comparer à l’homme : elle n’a ni corps, ni masse"

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La vitesse, à l'échelle du corps humain, est très limitée par les lois de la physique. © Pexels, FAL
La vitesse, à l'échelle du corps humain, est très limitée par les lois de la physique. © Pexels, FAL
L’IA est toujours plus rapide que l’humain. Nous resterons lents. C’est (de la) physique.

Nous sommes lents, et c’est parce que nous sommes bien réels. C’est – de la – physique. Nous sommes des corps qui pensent, bougent et travaillent le monde réel. Lentement. En fait, dans notre quotidien, rien ne se déplace vraiment vite, en particulier rien de ce qui contribue à la vie.

La voix lente de Scarlett Johansson


Dans le film de science-fiction Her, Scarlett Johansson est une intelligence artificielle consciente qui n’existe que par sa voix. À la fin du film, elle s’en va, lassée par l’homme bien trop lent pour elle. La vitesse de traitement de l’information par les machines est une réalité quotidienne : elle est plus élevée que dans notre cerveau par des ordres de grandeur. Je ne sais pas calculer sans ambiguïté à quel point une machine qui traite de l’information est plus rapide que nous.

Cela dépend d’une définition précise, mais de toute façon, le rapport est énorme : 1 000, 10 000, 100 000… Avoir un chiffre exact n’a d’ailleurs pas vraiment d’importance quant à la conclusion. Quelle conversation pourriez-vous avoir avec quelqu’un qui, chaque premier janvier, vous délivre un mot ? Cela représente quelques dizaines de mots échangés au cours d’une vie. Arrive ce qui doit arriver : ces deux existences se séparent. Nous ne pouvons converser qu’avec qui est dans notre temps, qui évolue à notre vitesse.

(Nano)technologies triplement inhumaines

« Vite et bien ne vont pas ensemble » ai-je entendu toute mon enfance quand je bâclais un devoir. C’est devenu faux aujourd’hui. Les systèmes qui traitent de l’information sont issus des nanotechnologies. En contrôlant les électrons quasiment à l’échelle des molécules, ils sont capables de traiter l’information :

  1. à très (très très) grande vitesse, simultanément ;

  2. massivement ;

  3. en détail et sans erreur.

On parle de flots massifs de transactions financières prenant chacune quelques microsecondes pour le « trading haute fréquence ». Ce temps est très largement en dessous des seuils de perception de nos sens et de nos capacités d’action conscientes. Nous ne vivons pas à la microseconde, ce qui rend physiquement impossible tout contrôle humain en temps réel sur ces échanges.

La vitesse de notre cerveau, c’est de la physique ?

« Le mouvement est notre seul moyen d’interagir avec le monde, que ce soit pour chercher de la nourriture ou pour attirer l’attention d’un serveur. En effet, toute la communication, y compris la parole, le langage gestuel, les gestes et l’écriture, passe par le système moteur. De ce point de vue, le but du cerveau humain est d’utiliser des signaux sensoriels pour déterminer les actions futures ».

C’est par ces mots que Daniel Wolpert, spécialiste en neurosciences à l’Université de Cambridge, souligne comment le fait de bouger dans le monde réel détermine notre mode de fonctionnement, à commencer par celui de notre cerveau.

Admettre que l’existence de notre cerveau est d’abord liée au fait que nous nous déplaçons et que nous bougeons conduit à mieux situer ses performances. En particulier pour un physicien, et notamment en termes de vitesse. L’analyse des ondes cérébrales du cerveau indique une activité avec des fréquences au maximum de l’ordre de 200Hz, ce qui est associé à un temps de 5 millisecondes. Est-il besoin de traiter l’information beaucoup plus vite s’il s’agit d’abord de contrôler des mouvements à notre échelle ? La réponse tient dans cette estimation : si un objet solide, disons d’une taille de 1 cm, apparaît en 1 milliseconde dans notre environnement, à l’échelle du mètre donc, il voyage à environ 1 000 m/sec. Cet objet porte un nom : c’est une balle de fusil ! Il est matériellement incontrôlable et donc inutile… sinon pour faire des dégâts. En fait, autour de nous, pour les objets et les êtres vivants à notre échelle, rien de ce qui est contrôlable, en particulier de ce qui contribue à la vie, ne va vraiment vite.

Francis Hallé et la lenteur infinie du mouvement des arbres

Pour les roses, dit on, les jardiniers sont immortels. Car de mémoire de rose, on n’a jamais vu mourir un jardinier. Pour la plupart d’entre nous, mais pas pour le botaniste Francis Hallé, les arbres d’une forêt sont d’abord immobiles. Et ce, à deux titres. Ils sont d’une part ancrés dans le sol. D’autre part, de nombreux récits parlent des arbres plantés pour les générations suivantes.

Francis Hallé souligne notre vision de mammifères qui bougent sans arrêt autour d’arbres pour lesquels nous sommes des étoiles filantes, quasi inexistants tant nous passons vite. Aujourd’hui avec les quantités de time lapses en ligne, cette vision du végétal évolue, peut être jusqu’à considérer moins ébahis l’argument de Francis Hallé : pousser, croître, en fait c’est bouger, c’est déplacer son centre de masse, c’est-à-dire se déplacer tout en restant ancré.


Et puis, certaines plantes sont vivantes depuis bien plus de 1 000 ans. Elles ont vu passer toute l’histoire de la France. Nous ne sommes pas dans le même temps. Et il n’y a rien à y faire, cela conditionne notre co-existence. Francis Hallé crie l’urgence qu’il y a pour nous à regarder bouger les arbres.

Nous sommes lents mais les robots ne sont pas extrêmement rapides

Usain Bolt, pour courir le 100 mètres en moins de 10 secondes, met en jeu au démarrage une énergie de plus de 2 000 watts, et heureusement pour lui, pendant un temps très bref. Il accélère durant ce court instant, à pratiquement 50 m/sec2. Il finit le 100 mètres à 45km/h, soit dix fois la vitesse de la marche.

Image d’après l’article dans Wired de Allain Rhett : maximum acceleration in the 100m dash.


Quand nos machines font vraiment beaucoup mieux, quand elles sont capables de générer et de contrôler des mouvements, disons 1 000 fois plus rapides que la course d’Usain Bolt, ce n’est pas sur terre. L’objet humain le plus rapide est, dit-on, la sonde Helios 2 avec une vitesse de 252 792 km/h. OK, ça, c’est vraiment rapide ! Presque 10 000 fois plus rapide qu’Usain Bolt ! Mais elle fait une trajectoire pratiquement en ligne droite et dans l’espace vide et immense. Dans ces conditions, il est bien plus facile d’aller vite : il n’y a rien autour. En comparaison, à notre échelle, dans notre environnement, rien ne va vraiment vite. Les voitures les plus rapides vont seulement 10 fois plus vite qu’Usain Bolt. Nous sommes soumis à des contraintes dures et incontournables que la physique identifie : variations rapides et importantes de l’énergie cinétique, forces d’inertie et frottements aux effets violents à grande vitesse, associés aux limites de la résistance des matériaux tant mécanique que thermique.

Les avions commerciaux font encore mieux bien sûr. Mais en fait, pas considérablement mieux. Bien sûr, quelques vols à plus de 7 000 km/h de l’avion avec pilote X15A ont eu lieu dès les années 60-70. Depuis, on n’a pas fait mieux. Pour réaliser cette prouesse, l’avion emportait en carburant l’équivalent de sa masse à vide. Car il faut au minimum acquérir l’énergie cinétique nécessaire, énergie qui croit comme le carré de la vitesse :

Énergie cinétique.


Le carré, c’est ici ce petit exposant 2 anodin à droite de la vitesse V, qui a des conséquences brutales. Faire passer les 10 tonnes de cet avion de 0 à 5 000 km/h demande de mettre en œuvre une énergie de l’ordre de un milliard de Joules. C’est l’énergie produite par une centrale nucléaire en une seconde… Et l’énergie cinétique n’est qu’une des difficultés rencontrées quand on veut aller vraiment très vite.

Certes, en un siècle, les transports ont changé nos vies, en combinant deux aspects : d’une part, en multipliant la vitesse sur terre par 10 et d’autre part, en maintenant ce facteur 10 stable pendant des heures. Un bon moteur qui ne se fatigue pas, une source d’énergie concentrée, abondante et gratuite et un réseau routier quasi parfait à grande échelle. À 100 km/h de moyenne sur une autoroute sans bouchon, on traverse la France en une journée. C’est remarquable. Vraiment. Et on ne fera probablement jamais vraiment mieux. Mais Elon Musk n’est pas de cet avis : parcourir 1 000 km à 1 000 km/h, c’est ce à quoi il s’attaque avec le projet Hyperloop.

Pour se bouger, l’IA doit ralentir. Beaucoup

Une voiture sans pilote est un robot : rapide, précis, qui ne commet pas d’erreur d’inattention et ne se fatigue pas. Mais c’est d’abord une voiture avec 4 roues, un moteur et une réserve d’énergie qui finit par s’épuiser. Quand l’intelligence artificielle est liée à cette technologie des mouvements et des gestes exécutés par des robots, quand elle suppose le déplacement de masses qui sont à notre échelle, elle fait face aux mêmes contraintes que nous. Il lui faut par exemple beaucoup d’énergie. Comme nous le faisons en mangeant et en respirant, elle devra toujours transporter sa réserve d’énergie et veiller à son approvisionnement.

Grâce aux robots, l’I.A, elle bouge donc bien plus vite que nous, mais ne pourra jamais bouger considérablement plus vite. Nous ne serons jamais infiniment lents par rapport aux robots. Nous ne serons jamais dans une situation similaire à celle que décrit Francis Hallé pour les arbres. La physique et la chimie le garantissent. Nous coexisterons toujours avec les robots que nous créons. Mais est-ce nécessairement une bonne nouvelle ?

Des robots volants, trop rapides, autonomes, précis et infatigables, ça peut faire très mal

Car nous ne sommes pas que lents, nous sommes aussi mous et fragiles. Les accidents de la route et les dévastations par les armes en témoignent malheureusement quotidiennement. Ajouter un contrôle automatique précis et efficace, en fait une intelligence artificielle spécialisée, à des mouvements assez rapides pour l’être trop pour nous peut aussi être une perspective cauchemardesque, même si le gain en vitesse reste limité.

« Une fois mises au point, les armes autonomes mortelles permettront aux conflits armés d’être menés à une échelle plus grande que jamais et à des échelles de temps plus rapides que ce que l’homme peut appréhender. »

The ConversationC’est avec ces mots rapportés par The Guardian, qu’Elon Musk (Tesla) et Moustafa Suleyman (Alphabet) associés à un collectif de 116 experts issus de 26 pays réclament l’interdiction des armes autonomes. On se souhaite donc une bonne lucidité collective avant qu’il ne soit trop tard. Avec toutes sortes de drones, une IA peut voler facilement, pour observer, écouter et intervenir partout en même temps et (trop) vite. Pas nous.

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.



Publié le15 mars 2018
Mis à jour le15 mars 2018