The Conversation : "Chine : comment les multinationales étrangères s’arment pour ne pas perdre la guerre des talents"

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Entre 2000 et 2014, le nombre de diplômés chinois en sciences et ingénierie est passé de 359 000 à 1,65 million. Jenson/Shutterstock
Entre 2000 et 2014, le nombre de diplômés chinois en sciences et ingénierie est passé de 359 000 à 1,65 million. Jenson/Shutterstock
La politique du gouvernement en faveur de l’innovation oblige les entreprises occidentales à déployer des stratégies de rétention des compétences face à la concurrence des firmes locales.
« La Chine est sur le point de devenir une super puissance scientifique et technologique », soulignait le Washington Post à la suite de la publication des indicateurs en science et technologie » du National Science Board (NSB) des États-Unis en janvier 2018.

Ces chiffres parlent d’eux-mêmes. En 2017, la Chine a dépassé pour la première fois les États-Unis en termes de publication d’articles scientifiques. Elle est aussi devenue le second pays au monde pour les dépenses de R&D, juste derrière les États-Unis. Entre 2000 et 2014, le nombre de diplômés chinois en sciences et ingénierie est passé de 359 000 à 1,65 million, dépassant là encore les Américains.

L’ambitieux projet du gouvernement chinois de passer du « made in China » au « made by China » s’accompagne d’une politique volontariste en faveur de l’innovation, notamment dans le domaine de l’intelligence artificielle. Les chiffres cités plus haut semblent indiquer que cette politique commence à porter ses fruits. Mais de nombreux défis restent à relever, notamment en matière de gestion des ressources humaines.

Ce tournant impacte d’abord les stratégies d’innovation des entreprises multinationales, qui comptent aujourd’hui pas moins de 1 200 centres de R&D dans l’empire du Milieu.

Fierté nationale

Les entreprises multinationales reprochent souvent aux jeunes diplômés chinois de manquer d’expérience et d’indépendance de pensée. Mais après quelques années d’expérience, ces employés juniors ont acquis les compétences qui leur manquaient – aisance à l’oral en anglais, capacité à travailler en équipe – et deviennent très recherchés par les cabinets de chasseurs de tête.

Le fort besoin en talents de l’économie chinoise entraîne en effet une forte mobilité : plus d’un employé sur deux quitte son entreprise dans les deux premières années. Mais c’est surtout le départ des plus expérimentés que craignent les entreprises étrangères. La situation est encore plus cruciale en R&D, où le risque de voir partir un collaborateur à la concurrence s’accompagne de la crainte de voir des compétences clés diffusées chez le concurrent et d’enjeux de propriété intellectuelle.

Dans cette guerre des talents, les multinationales étrangères doivent aussi et surtout faire face à la concurrence des sociétés chinoises. Les nouveaux géants, comme Alibaba, Tencent, Huawei, Haier sont souvent plus attractifs sur le plan salarial et offrent une progression de carrière plus rapide pour les employés chinois. Il peut y avoir également un sentiment de fierté nationale à travailler pour une entreprise chinoise et à participer à l’expansion de la Chine à travers le monde.

Innovation incrémentale

La Chine est reconnue pour sa capacité à innover de façon incrémentale et pour ses cycles de prototypage rapides de développement produit. Pour George Yip, professeur à Imperial College de Londres, l’innovation en Chine ne cherche pas l’innovation radicale, mais elle est « pragmatique, rentable et orientée client ». Ce rapport différent à l’innovation est source de tensions pour les multinationales étrangères.

Pour ces dernières, il est en effet parfois difficile d’accepter des produits « assez bons » pour le marché local mais qui ne répondent pas entièrement aux exigences de qualité des marchés occidentaux et qui peuvent, en conséquence, dégrader l’image de la marque. Ainsi, le rôle des filiales R&D chinoises dans les chaînes globales d’innovation reste relativement limité. La plupart des sites se concentrent sur les opportunités commerciales locales plutôt que sur le développement d’innovations pour le marché mondial.

Accorder un mandat global à la Chine en termes d’innovation a aussi des conséquences stratégiques et politiques pour le siège de la multinationale : contrôle plus éloigné de certains actifs clés, possible réduction des projets et des effectifs de la R&D du pays d’origine, etc.

Réussir « à garder les bons »

Nous présentons ici une brève synthèse d’échanges autour du thème de la rétention des talents techniques au travers trois témoignages de grands groupes européens recueillis lors d’un séjour à Shanghai en mai dernier.

Ce sont en premier lieu, les compétences managériales que les multinationales rencontrées cherchent à développer et à retenir. Étant donné le grand nombre de diplômés chinois qui arrivent sur le marché du travail chaque année, il est relativement facile de les attirer. Les difficultés consistent plutôt à « garder les bons ».

Parmi les pratiques repérées, une entreprise s’appuie sur l’analyse des données RH afin de dresser le portrait type des talents qui quittent l’entreprise et d’agir avant qu’il ne soit trop tard.

D’autres entreprises cherchent à fidéliser leurs salariés en développant un sentiment de loyauté et de reconnaissance. Période d’intégration, transparence et harmonisation des pratiques RH, développement des compétences, communication sur la mobilité interne, qualité de vie au travail, et fierté de contribuer au projet d’entreprise sont autant de leviers mobilisés.

Frilosité des firmes occidentales

Aux États-Unis et en Europe, la réponse à la question de l’attractivité des métiers R&D est le plus souvent la double échelle de carrière. Ce dispositif cherche à valoriser les carrières scientifiques et techniques à l’égal des carrières managériales. La filière technique propose de reconnaître les experts (la plupart du temps des ingénieurs R&D) selon des critères de rareté de la connaissance, de valeur stratégique pour l’entreprise, de rayonnement scientifique et de capacité à communiquer et transférer les connaissances. La reconnaissance est en partie de nature intrinsèque : temps dédié, rayonnement par les publications et les conférences scientifiques.

En Chine, les dispositifs de double échelle de carrière se heurtent à l’ancrage des filiales R&D dans une activité d’exploitation des compétences. Étant donné, la jeunesse de la R&D en Chine et le niveau de technicité des projets confiés, le statut d’expert international reste le plus souvent réservé aux chercheurs des pays matures. Perspective peu motivante pour de jeunes ingénieurs chinois qui attendent également une reconnaissance de nature extrinsèque…

Face aux ambitions grandissantes du gouvernement chinois en termes d’innovation, il convient donc de s’interroger sur cette prudence des multinationales occidentales à intégrer pleinement les filiales chinoises dans les chaînes d’innovation globale, et à développer l’expertise locale. La complexité du contexte chinois, la crainte de perte de contrôle sur les savoirs clés de l’entreprise, tout comme des « préjugés dépassés sur la capacité d’innovation des talents chinois » (Yip et McKern, 2014), peuvent conduire les sièges à privilégier le développement d’opportunités strictement commerciales. Mais le potentiel du marché chinois et ses promesses de gains à court terme ne devraient pas se faire au détriment d’une stratégie d’innovation sur le long terme.The Conversation

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.



Publié le14 octobre 2018
Mis à jour le16 octobre 2018