L’altérité : un enjeu majeur pour les établissements d’enseignement supérieur

Éducation Article
Royal Danish Academy of Fine Arts © Visual Hunt, CC BY
Royal Danish Academy of Fine Arts © Visual Hunt, CC BY
Analyse des enjeux et études des actions possibles autour de la notion d’altérité appliquée à l’enseignement supérieur.
Dans un monde où l’on assiste à des tentations de repli sur soi et à l’émergence de discours identitaires, la communauté de l’enseignement supérieur a aujourd’hui une responsabilité à assumer par les discours et par les actes sur la façon dont chacun (étudiants, enseignants, instances gouvernantes) aborde et vit dans son quotidien l’expérience du rapport à l’Autre. Emmanuel Levinas rappelait à ce titre dans "Ethique et infini" (1982, p. 97) cette part de responsabilité que nous avons tous, individus singuliers, dans la construction de cet Autre, et qui définit notre propre être : "C’est moi qui supporte autrui, qui en suis responsable. (…) La responsabilité est ce qui exclusivement m’incombe et que humainement je ne peux pas refuser."

Altérité et enseignement supérieur : oser engager notre responsabilité

Les questions qui posent le rapport à l’Autre sont nombreuses et cette responsabilité qui nous revient à tous, chacun à notre place, ne nous autorise pas à nous y dérober, sans perdre une part de nous-mêmes et de notre identité propre. La littérature depuis l’humanisme du XVIe siècle, en passant par les Lumières jusqu’à l’époque contemporaine, tout comme de grandes figures des arts et de la pensée telles Martin Buber, Emmanuel Levinas, Paul Ricœur, Mary E. Richemond, T.Todorov, Denise Jodelet, s’y sont confrontés en croisant les points d’entrée : culturels, sociaux, religieux, générationnels, etc.

Poser avec détermination la question de l’Autre dans l’enseignement supérieur, c’est ainsi se donner des moyens d’actions pour explorer le concept que Mathilde Schumacher (2017) dans son anthologie "De Montaigne à Grand Corps Malade" désigne comme la "clé de lecture" du XXIe siècle : le concept d’altérité (alter = ce qui est autre, distinct, séparé…).

Cette clé repose sur la compréhension fine du caractère ambivalent du concept d’altérité dans le contexte mondialisé et mouvant qui est le nôtre : l’altérité renvoie à la place de l’individu au sein d’un collectif, où ce dernier est à la fois identique et différent. Elle renvoie à une diversité d’entités (une personne, un groupe, une institution), parfois non identifiables.

Elle peut être perçue comme une source d’enrichissement au contact de la différence et s’inscrire dans une conception constructive et positive du rapport à l’autre comme le propose Kant dans "Idées d’une histoire universelle au point de vue cosmopolite" (1784), ou encore être perçue par la singularité et la différence qu’elle porte comme une source de conflits et de peurs.

Quels enjeux de l’altérité dans l’enseignement supérieur aujourd’hui ?

La question de l’altérité dans l’enseignement supérieur n’échappe pas à ces ambivalences qui s’expriment aujourd’hui crûment, mais qui ont traversé l’histoire des idées et des hommes. L’altérité se retrouve inscrite dans une histoire sociale, culturelle, générationnelle, et religieuse qui résonne encore actuellement dans des problématiques vives que nous nous devons de regarder en face.

Ainsi inscrits dans le mouvement de l’histoire, les enjeux de l’altérité sont en effet à l’épreuve au quotidien dans les établissements supérieurs, ils sont en cela au cœur de l’objet même des réflexions de la communauté de l’enseignement supérieur aujourd’hui, par exemple lors du colloque QPES (Questions de Pédagogies dans l’Enseignement Supérieur) qui se déroulera à Grenoble du 11 au 16 juin 2017, et qui sera entièrement dédié à la question de l’altérité.

Les thématiques abordées par ce colloque soulignent bien que les enjeux sont du côté des acteurs (institutions et gouvernances, enseignants, étudiantes…). Ils sont également du côté du curriculum et des parcours proposés, des dispositifs de formation, des activités et des pratiques des acteurs, des équipes et des groupes.

Si ces enjeux liés à l’altérité se retrouvent sur le devant de la scène aujourd’hui, avec la nécessité d’être mieux explorés, c’est parce que ce concept joue le rôle d’amplificateur des défis majeurs auxquels est confronté aujourd’hui l’enseignement supérieur en France :

  • Gérer au niveau des établissements, des classes, la diversité des profils culturels et sociaux, et des pratiques pour répondre au besoin de mobilité dans les contextes européen (processus de Bologne) et international.
  • Trouver des solutions pour répondre au besoin de personnalisation et d’adaptativité des étudiants dans un contexte de massification de l’enseignement supérieur.
  • Adapter ses réponses à l’évolution du public étudiant et à ses pratiques, et notamment à son rapport au savoir dans une société numérique.
  • Repenser le rapport à l’Autre et à soi dans des enseignements de plus en plus digitalisés et hybrides.

Quelles actions pour faire vivre l’altérité dans l’enseignement supérieur ?

"Relever les défis de l’altérité dans l’enseignement supérieur", pour reprendre le thème du colloque QPES de Grenoble, pose alors la question des discours, des idées et des modèles à repenser mais également des actions à mettre en œuvre concrètement dans une vision élargie de nos établissements d’enseignement supérieur et de leurs missions.

Ces dernières peuvent être adressées à différents niveaux, individuels, collectif, institution et être portées par différents acteurs (étudiants, enseignants, représentants du monde socio-économique, société civile, etc.) sur les grandes questions suivantes :

  • La question de la collaboration aujourd’hui prolongée par celle du co- "faire avec" (co-conception, co-déploiement, co-évaluation…) et qui se traduit très concrètement par des problématiques liées à la mise en place d’approches pédagogiques favorisant cette posture (débats en grands auditoires, l’approche par problèmes et par projets, etc.), d’évaluation par les pairs, de la participation plus active des étudiants dans les choix pédagogiques.
  • La question de la personnalisation des dispositifs d’enseignement et de l’adaptativité des parcours fondés sur des rétroactions de qualité, formatives et "just in time", sur des démarches portfolios et sur une approche réflexive.
  • La question de l’interculturalité et de la diversité dans un contexte d’internationalisation des équipes enseignantes et des étudiants : former et savoir mobiliser des compétences interculturelles dans les différentes contextes d’enseignement supérieur (stage, cours…).
  • La question de la transformation pédagogique : accompagner les enseignants et les étudiants à repenser individuellement mais également collectivement leurs rapports respectifs, leurs postures face à des nouvelles modalités pour apprendre et interagir.

Ces questions adressent également en premier lieu les pratiques des enseignants du supérieur dont le décret récent (décret 2017-854 du 9 mai 2017) rappelle l’exigence d’accompagnement dès le début de l’exercice et l’entrée en fonction.

Comment engager et impliquer les étudiants à vivre cette expérience formatrice en soi de l’altérité ? Comment favoriser l’hybridation des espaces et des acteurs ? Comment permettre aux étudiants de trouver du sens, de faire des liens au quotidien et de s’adosser au besoin à l’autre qui peut être alors multiple : un pair, un enseignant, un tuteur, etc. ?

Le triptyque que constituent la liberté académique, le développement professionnel soutenu par la formation et l’accompagnement, et l’exigence de l’émergence du sens dans des espaces hybrides en pleine recomposition, forge finalement un visage protéiforme à l’altérité sans toutefois la cerner complètement, ni l’épuiser, laissant ouvertes les questions posées.

The ConversationDemeure alors cette exigence fondamentale de penser l’altérité dans l’enseignement supérieur dans ce qu’elle a de dynamique et de capacité à tracer des lignes nouvelles entre les acteurs, ce que Deleuze nommait "un vol" ou une "double capture", dans un mouvement qui nous fait sortir l’un et l’autre de notre propre territoire pour se projeter ensemble. Chacun rencontre l’autre, non pour créer un devenir commun aux deux, mais un devenir qui est "entre les deux", "a-parallèle", et "qui a sa propre direction".

 La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.


 

Publié le7 juin 2017
Mis à jour le8 juin 2017