Keats et les fragments de sens

Séminaire Recherche
le  30 mars 2018Saint-Martin-d'Hères - Domaine universitaire
Un séminaire animé par Oriane Monthéard, maître de conférences à l'Université de Rouen.
Les poèmes de Keats – plus particulièrement les textes courts et les sonnets – trahissent souvent une méfiance à l’égard des grands espaces. Le regard affuté des locuteurs privilégie les points de vue resserrés qui permettent de saisir un objet unique dans tous ses détails, ou au contraire une infinité d’éléments se détachant d’un fond plus imprécis. A travers ce mode de perception en réalité instable, comme constamment en recherche de l’accommodation adéquate, le sujet percevant place le détail au cœur d’opérations poétiques de réduction, d’amplification, de découpage ou encore de dispersion. Le texte incite le lecteur à saisir la valeur poétique de ces petits riens, infimes objets inspirateurs issus du paysage ou même objets du quotidien, mais dont l’agrégation ou l’accumulation fait parfois le tout du poème. Que ce soit à travers l’image, le mot, le signe ou la lettre, les textes keatsiens – poèmes et lettres – parviennent à ériger le fragment de sens en détail essentiel. Ainsi se construit une écriture, typiquement romantique, qui préfère l’étincelle à la totalité.

La thématique retenue par le CEMRA pour le contrat quinquennal 2015-2020 est celle des « lieux de passage ». C’est sur la base de cette notion que l’axe « Poésie » organise un séminaire sur la notion de « détail ». En effet, le détail est, par définition, ce sur quoi le regard passe sans y prêter vraiment attention, ce dont la conscience se désintéresse spontanément, ce qu'elle délaisse au profit du sens global, obvie, saisi de prime abord. Pourtant, si le détail peut être considéré comme l'insignifiant même, il peut aussi tenir un rôle central dans l'économie de l’œuvre poétique et picturale. De ce point de vue, ce « petit rien » devient, à bien y regarder, le point d'ancrage de la signifiance, l'espace faussement futile d'une émergence, la zone secrète de la sécrétion du sens où s'élabore une logique insistante donnant à l’œuvre toute sa densité. Ainsi le lièvre minuscule – presque imperceptible – détale-t-il devant la locomotive dévorante du célèbre tableau de Turner (Rain, Steam and Speed), alors que le faisan (cock-pheasant en anglais...) – dont une seule plume reste visible – s'absente mystérieusement des genoux de la castratrice Mrs Andrews dans la toile inachevée de Gainsborough (Mr and Mrs Andrews). Dans ces deux cas, loin d'être anecdotique, la valeur du détail est matricielle. De la même manière, et parmi de nombreux autres exemples, les chevilles enflées de Simon Lee – détail grossier mais extraordinairement grossi (voir les nombreuses répétitions) du poème éponyme de Wordsworth – délivrent l'essence même de l'esthétique du romantique, tandis que le vers ajouté par Tennyson à son sonnet « The Kraken » (vers lui-même excédentaire d'un pied) révèle la prégnance d'un désir indicible qui s'incarne dans la langue sous la forme d'une broutille métrico-linguistique. Abolis bibelots d'inanité sonore et visuelle (dira-t-on pour emprunter en l'adaptant sa belle formule à Mallarmé), ces détails informent ainsi les œuvres dont ils représentent peut-être la clé. Mettre au jour les implications historiques, esthétiques, philosophiques ou psychanalytiques des grandes œuvres poétiques et picturales du monde anglophone : telle sera l'ambition de ce séminaire au cours duquel, paradoxalement, l'insignifiant présidera à l'élaboration du sens.
Publié le  29 mars 2018
Mis à jour le  29 mars 2018