"Tchoury" : une comète qui ne manque pas de sel !

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le  13 mars 2020
En comparant les spectres mesurés par l’instrument VIRTIS de la sonde Rosetta avec ceux de comètes artificielles réalisées à l’Institut de planétologie et d’astrophysique de Grenoble (IPAG-CNRS/UGA), un consortium international de chercheurs dont du CNRS, des universités de Grenoble, de Paris, d’Aix-Marseille et de l’Observatoire de Paris [1] ont pu identifier des sels d’ammonium à la surface de la comète 67P. C’est la première fois que de tels composés riches en azote sont identifiés sur une comète. Une découverte publiée dans Science le 12 mars 2020.
Les comètes et astéroïdes sont les objets les plus primitifs du système solaire, ayant peu évolués depuis la formation des planètes. Ils sont en quelque sorte les archives du système solaire. Déchiffrer leur composition pourrait donc permettre de mieux comprendre comment les planètes se sont formées. L’observation de la lumière du Soleil réfléchie par la surface des comètes et astéroïdes est un des moyens d’estimer leur composition, car les matériaux présents à leurs surfaces absorbent cette lumière à des longueurs d’onde spécifiques. Entre 2014 et 2016, le spectro-imageur VIRTIS (Visible, InfraRed and Thermal Imaging Spectrometer) de la sonde Rosetta de l’Agence spatiale européenne (ESA) a ainsi révélé que la surface du noyau de la comète 67P-Churyumov Gerasimenko (surnommée "Tchoury") est presque entièrement uniforme en terme de composition. Très sombre et de couleur rougeâtre, en raison de composés carbonés complexes et de minéraux opaques, le spectre de cette comète possède aussi un massif d’absorption dans l’infrarouge, vers 3,2 µm, lié à la présence de composés dont la nature exacte était jusqu’alors difficile à établir.

Pour déterminer quels composés sont à l’origine de ce massif d’absorption, les chercheurs de l’IPAG (CNRS / Université Grenoble Alpes) ont effectué des expériences de laboratoire consistant à fabriquer et à mesurer les spectres de comètes artificielles. De fines particules de glace d’eau contenant des grains de minéraux opaques ainsi que des molécules organiques ou des sels d’ammonium ont d’abord été produites. Puis ces particules de glace ont été placées dans une chambre de simulation reproduisant les conditions de température (environ -100°C) et de vide spatial régnant à la surface d’une comète. Soumise à ces conditions, la glace d’eau se sublime, passant de l’état solide à gazeux, et les impuretés (les autres molécules et minéraux) forment un résidu poreux de grains très fins et de texture analogue à une surface cométaire. En comparant le spectre de la lumière réfléchie par ces surfaces cométaires artificielles contenant des sels d’ammonium, avec celui de la surface de la comète "Tchoury" mesuré par VIRTIS, les chercheurs ont identifié ces sels (par exemple le formate d’ammonium, NH4+ HCOO-) comme étant les principaux responsables du massif d’absorption vers 3,2 µm observé sur le noyau cométaire.

C’est la première fois que des sels d’ammonium, riches en azote, sont observés sur un noyau cométaire. Or, la plupart des observations précédentes des gaz et poussières cométaires suggéraient que les comètes étaient appauvries en azote (relativement au carbone) par rapport au Soleil, pour une raison mal comprise. L’une des explications possibles serait l’existence d’un réservoir encore inconnu d’azote sur les comètes. Cette nouvelle étude suggère que les sels d’ammonium pourraient être ce réservoir. Bien que la quantité exacte de sel reste difficile à estimer à partir des données existantes, il est probable que ces sels azotés contiennent la majeure partie de l’azote présent dans la comète « Tchoury ». Le reste de l’azote étant distribué dans la matière organique des poussières et les composés volatils constituant les glaces. De plus, des observations précédentes de hausses de concentration des gaz de NH3 et HCN émis par certaines comètes passant proche du Soleil pourraient s’expliquer par la dégradation thermique de sels d’ammonium présents dans la poussière cométaire.

Les implications de cette découverte vont au-delà des seules comètes. En effet, plusieurs astéroïdes de la ceinture principale et plusieurs astéroïdes de Jupiter ainsi que sa petite lune Himalia possèdent des spectres similaires à la comète "Tchoury" qui pourraient aussi être dus à la présence de ces sels d’ammonium à leurs surfaces. D’autre part, la surface de la planète naine Cérès est recouverte de roches de type phyllosilicates ammoniaqués qui pourraient avoir été formées à partir de sels d’ammonium hérités d’objets semblables à la comète "Tchoury".

Enfin, la découverte de sels d’ammonium sur une comète, objet primitif du système solaire, apporte un éclairage nouveau sur l’incorporation et l’évolution encore mal comprises de l’azote, du milieu interstellaire aux petits corps et planètes. En effet, ces sels pourraient jouer des rôles encore insoupçonnés dans la chimie de l’azote à chaque phase du cycle cosmique de la matière : dans les manteaux de glaces des grains de poussière pré-stellaire ou protoplanétaire où ces sels commencent peut-être à se former, lors de la coagulation des grains pour former les planétésimaux, ou encore pour l’apport d’azote sur les planètes et le développement potentiel d’une chimie prébiotique.

crédits : ESA/Rosetta/NAVCAM – CC BY-SA IGO 3.0
La surface de la comète « Tchoury » est constituée d’un mélange de matière organique, de minéraux et de sels d’ammonium. Cette image, obtenue le 25 Mars 2015 par la caméra de navigation de la sonde Rosetta, montre le noyau cométaire d’environ 4 km de long. Il est entouré de jets constitués de grains de poussière projetés par les gaz émis suite au chauffage des glaces présentes dans le noyau lorsque la comète se rapproche du Soleil.


image en haut à gauche ; crédits : ESA/Rosetta/NAVCAM – CC BY-SA IGO 3.0
Comparaison du spectre de la comète artificielle contenant du sel d’ammonium (en rouge) avec le spectre de la surface de la comète « Tchoury » (en noir). Le noyau de la comète mesure environ 4 km de long (Crédits image en haut à gauche, ESA/Rosetta/NAVCAM – CC BY-SA IGO 3.0). La comète artificielle est produite au laboratoire dans un récipient de 5 cm de diamètre (Crédits image en bas à gauche, Poch et al., 2020).
 
[1] Ces travaux impliquent des chercheurs de l’IPAG (CNRS/UGA), du Laboratoire d’astrophysique de Marseille (CNRS/Aix-Marseille Université/CNES), du laboratoire Physique des interactions ioniques et moléculaires (CNRS/Aix-Marseille Université) et du Laboratoire d'études spatiales et d'instrumentation en astrophysique (CNRS/Observatoire de Paris – PSL/Sorbonne Université/Université de Paris)
Publié le  12 mars 2020
Mis à jour le  13 mars 2020